Les frontières tracées dans l’espace pour séparer les hommes sont-elles légitimes Café philo du mardi 13 février

 Les frontières tracées dans l’espace pour séparer les hommes sont-elles légitimes ?


Une des empreintes les plus caractéristiques de l’emprise de l’humanité sur l’espace terrestre est le tracé de frontières.

Non pas que cela soit visible d’une navette spatiale. Mais parce que cela entrave très concrètement la circulation des hommes.

Il y a d’autres occurrences d’entraves à la libre circulation comme les chaînes de montagnes, les fleuves, les déserts, les étendues marines, etc. Outre ces obstacles naturels, il y a aussi les obstacles humains, tels les rues à traverser, les embouteillages, les manifestations, etc. Nous sommes là dans les entraves à la circulation liées à des circonstances particulières : elles sont contingentes.

Ce qui nous intéresse ce soir, ce sont celles qui ne sont pas contingentes mais rendues nécessaires par institution sociale : les frontières.

On peut en effet définir la frontière comme une limite délibérément tracée dans l’espace, par institution sociale, afin d’entraver la libre circulation des personnes.

Notons que les frontières relèvent du droit, c’est-à-dire de règles impératives dont le respect est assuré par la puissance publique.

Or, s’il y a bien une liberté fondamentale liée à la condition humaine, mais aussi à toute l’animalité, c’est celle de circuler librement dans l’espace.

Qu’a été pour chacun le moment de sa naissance, sinon l’accès à se mouvoir dans l’espace ? C’est le sens de la parturition : sortir de l’espace fermé de la matrice, devenu trop étroit, pour accéder à l’espace ouvert.

Il y a inévitablement un moment d’angoisse du nouveau-né du fait qu’il se retrouve avec tous ses paramètres vitaux bouleversés : le régime aérobie, la pesanteur, le vide en lequel battent vainement ses membres, etc. Mais bien vite il retourne à sa mère, retrouve le flux nourricier (tétée), et s’apaise. Il sourit peut-être… il a été accueilli dans le monde en lequel il expérimente une liberté de mouvements !

Ainsi cette liberté de mouvement, qui s’amplifiera en liberté de circulation, est le vécu fondateur du sens de la liberté de tout individu. C’est pourquoi la liberté de circuler est reconnue universellement comme un droit de l’homme (article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme).

Dès lors est-il légitime que les frontières entravent a priori en certains lieux, pourtant naturellement accessibles, la liberté de circulation des individus ?

« Légitime » ne veut pas dire « légal » : des lois peuvent être illégitimes. Par exemple une loi qui permet de placer en résidence surveillée préventivement un opposant politique pour qu’il ne participe pas à une manifestation d’opposition au pouvoir en place. C’est une loi qui déroge au principe constitutionnel qu’il ne doit pas y avoir restriction de liberté de la part de la puissance publique s’il n’y a pas eu condamnation suite à un crime ou délit. Autrement dit, ce qui légitime une loi est une valeur supérieure à laquelle elle se conforme : dans l’exemple cité la valeur en cause est la liberté d’opinion et de manifestation.

Sur quelle valeur s’appuyer pour légitimer cette restriction de la liberté de circulation qu’est la frontière ? La paix ? La sécurité ? L’identité culturelle ? etc. Toutes ces valeurs sont possibles et mériteraient d’être discutées.

Pour être sûrs de partir d’une base incontestable, nous proposons de nous appuyer sur une valeur irrécusable parce qu’elle donne son sens à toute société. Il s’agit du « Bien commun ».

Aristote enseignait que si l’homme seul a la parole – logos – c’est parce qu’il est l’animal politique – zoon politikon – c’est-à-dire le seul animal capable de s’organiser en société en déterminant collectivement « ce qui est utile ou nuisible, et par conséquent ce qui est juste ou injuste. » (Politique I,2). Cette visée de ce qui est à la fois utile et juste pour la société, nous pouvons l’appeler le Bien commun. Le Bien commun a pu être « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre » pour les utilitaristes anglais du début du XIXe, « Liberté, égalité, fraternité » pour les révolutionnaires de 1848, l’enrichissement collectif par ruissellement venant des plus riches, comme sous Macron, etc. Il peut être discutable et discuté, il n’en demeure pas moins qu’il reste la visée collective qui seule peut donner un sens au fait de faire société.

Ainsi notre problème peut se formuler : « Les frontières peuvent-elles être justifiées par le Bien commun ? » Ce qui peut se préciser, comme en un tribunal :

  • DÉFENSE (D) : En quoi les frontières concourent-elles au Bien commun ?

  • ACCUSATION (A) : En quoi les frontières sont-elles nuisibles au Bien commun ?

Il a été demandé aux participants, par groupe de proposer des réponses à ces questions.

Voici le débat qu’ont nourri les retours.


* * *


A- Les frontières se manifestent aujourd’hui surtout comme des « nasses » à exilés [nous refusons de parler de « migrants » parce qu’alors on en parle en termes de « flux » comme s’ils étaient des marchandises] qui se retrouvent piégés, interdits d’avancer et parqués dans des camps de fortune, ou devenant, à grands risques, des arrivants clandestins. Par contre les gens bien installés les franchissent aisément.

Les frontières sont ainsi devenues, surtout les frontières sud d’Europe et d’Amérique du Nord, un foyer de très forte injustice. Cette injustice est d’autant plus brutale qu’elle va de pair avec la progression du libre-échange des marchandises. Cela crée cette situation choquante où les frontières s’effacent pour les marchandises, mais bafouent le droit de libre circulation pour les hommes.

Car devant les phénomènes d’exils contemporains il faut rappeler que nous sommes tous descendants d’exilés. L’exil est une dimension de la condition humaine.


D- Certes les frontières sont scandaleusement injustes. Mais ce n’est pas dû à la frontière elle-même, cela est dû à la société contemporaine en laquelle on l’analyse. C’est une société où tout est fait pour le développement du marché. Les exilés qui ne sont pas intéressants pour leur force de travail à vendre ou pour leur capacité à consommer ne sont pas bienvenus. Par sa fonction de filtrage le lieu de la frontière tend un miroir grossissant des injustices sociales générées par la mercatocratie.

Mais la frontière en tant que telle est légitime. Elle l’est dans la mesure où la répartition des populations en États indépendants est légitime. Or ceux-ci sont nés de l’histoire et de la géographie qui ont fait émerger des communautés de destin, s’exprimant en unités culturelles dont la traduction politique a été finalement la mosaïque des États actuels. Les frontières sont légitimes parce qu’il faut bien qu’il y ait des règles pour entrer ou sortir d’un Etat.

Par rapport aux problèmes qui se posent aux frontières actuellement, il faut admettre que la gestion de celles-ci peut être améliorée. Le tracé des frontières doit être moins arbitraire, et donc déterminé plus démocratiquement. D’autre part les règles de franchissement doivent être assouplies dans un sens humaniste.


A- Nous disons que les frontières ne sont pas arbitraires accidentellement. Elles sont arbitraires intrinsèquement. Quand leur tracé n’épouse pas un élément géographique fortement séparateur – un fleuve, une chaîne de montagne, un rivage marin – il semble bien toujours être le résultat d’un rapport de force. Le philosophe Lagneau écrivait : « L’étendue est la marque de ma puissance. Le temps est la marque de mon impuissance. ». Cela se manifeste régulièrement dans le domaine géopolitique par la tendance de dirigeants politiques, surtout d’autocrates qui ignorent tout contrôle démocratique, à accroître leur territoire, si nécessaire par la force.

C’est pourquoi, très souvent, les frontières ont été déterminées pas l’issue des guerres. Et si ce n’est pas le cas, elles restent le résultat de marchandages entre puissants (accords de Yalta de 1945). C’est pourquoi les frontières tranchent parfois dans le vif du tissu social des peuples, séparant violemment des familles. Dans les anciennes colonies d’Afrique on voit même des frontières qui ont été déterminées sur des bases géométriques, en totale méconnaissance de la vie sociale des populations. C’est pourquoi aussi les frontières sont les lieux où se concentrent particulièrement les armes, et où les faits de violence sont plus fréquents.


D- Cela n’empêche pas qu’il faille un dehors à tout État, et que se dehors doit bien être concrétisé par une limite ! Cessons de voir exclusivement la frontière comme un lieu de potentielle violence. C’est tout autant un lieu de potentielle découverte. Franchir une frontière est souvent aussi vécu très positivement : c’est entrer dans une aventure de découverte du monde et des autres.


A- On peut se demander si la frontière, et donc la forme de société qu’est l’État, n’est pas entachée du péché originel d’une appropriation arbitraire d’un territoire. Écoutons J-J Rousseau dans son Discours sur I’origine de l'inégalité (1755) : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : " Ceci est à moi !", et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : "Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne ! " »

Rousseau parlait d’un épisode historique dont, au XVIIIe siècle, il était témoin : les grands propriétaires terriens (nobles et grands bourgeois) se sont mis à enclore des terres ouvertes, qui servaient de communs aux villageois pour faire paître leurs bêtes et glaner des vivres, qui devenaient dès lors de terres de rapport à leur seul profit.


D- On parle ici d’un problème de propriété du sol. Qu’est-ce que cela a à voir avec les frontières ?


A- Rousseau par d’un problème de traçage d’une limite spatiale – enclore – qui entrave la liberté de circulation. Cela correspond tout-à-fait à la définition de la frontière dont nous sommes partis. Il faut le reconnaître : la propriété privée, en tant qu’elle enclot les sols, crée des frontières. Pour comprendre cette notion de frontière, il faut la penser dans toute son extension. Les aménagements techniques créés pour imposer des privilèges de circulation – l’autoroute qu’il est interdit de traverser à pied, de même la voie TGV, ou le tarmac de l’aéroport, les résidences fermées par un mur et un code d’accès, les établissements industriels sensibles entourés de barbelés, tout cela relève de la création de frontières ! Notre société mercatocratique multiplie les frontières et restreint drastiquement les possibilités de circuler librement. Comment peuvent-ils vagabonder, les enfants, dans les agglomérations urbaines désormais quadrillées de frontières ? Certes, il est possible pour les plus riches d’aller en avion à l’autre bout du monde en quelques heures. Mais est-ce encore exprimer sa liberté de mouvement que de rester bloqué dans une carlingue pendant des heures ? Les contradictions de notre modernité ne sont-elles pas ramassées dans ce paradoxe : c’est le voyage lui-même qui désormais crée le frontière !?


D- Soit ! Admettons que la civilisation moderne a démultiplié les frontières au sens où, marquant des limites à l’espace public, elle oriente de plus en plus la circulation dans des couloirs bien déterminés – ce sont les voies de circulation obligées des agglomérations urbaines. Mais puisqu’il s’agit de penser cette évolution du point de vue du Bien commun, alors il faut l’accepter puisque cela rend la circulation plus fluide pour tout le monde. La population mondiale a quand même triplé en ¾ de siècle ! D’ailleurs cette multiplication des petites frontières dans la vie quotidienne a pour contrepartie une quasi disparition des contraintes liées aux frontières internationales, du moins à l’intérieur de l’Union Européenne.


A- Pas pour tout le monde ! Elles restent terribles pour les exilés.


D- C’est vrai ! Mais il faut reconnaître que ce n’est pas imputable à la frontière en tant que telle ; c’est à comprendre comme relevant d’un problème d’injustice sociale bien plus vaste. Par contre cela est très significatif qu’aujourd’hui, malgré tout ce qu’on constate de tensions internationales, des frontières, concernant un groupe important d’États, puissent régresser.

En conclusion, il faut admettre que les frontières sont nécessaires à la socialité humaine. Elles sont une condition du Bien commun, parce que toute société comme tout individu humain a besoin de se situer spatialement par rapport un dedans et un dehors, donc a besoin de la limite qui les définit. Il y a un très beau chapitre de La poétique de l’espace (1957) de Gaston Bachelard qui s’intitule justement « La dialectique du dehors et du dedans ». On peut y lire cette jolie phrase qui montre à quelle profondeur de notre imaginaire travaille cette dialectique : « Mais, est-ce le même être, celui qui ouvre une porte et celui qui la ferme ? A quelle profondeur de l’être ne peuvent-ils pas descendre les gestes qui donnent conscience de la sécurité ou de la liberté ? » (p.253)

La frontière, c’est la porte de l’unité sociale que constitue l’État. Il importe qu’elle soit à la fois solide dans sa constitution et bien huilée sur ses gonds, afin qu’elle soit vécue comme réellement protectrice et facile à ouvrir pour favoriser les pérégrinations humaines.


A- On peut s’accorder sur le caractère fondateur, pour le vécu humain de l’espace, de la dialectique du dedans et du dehors, puisque – cela a été décrit en introduction – c’est notre naissance elle-même qui nous a installé dans cette dialectique. Mais je doute que les frontières étatiques permettent jamais de vivre heureusement cette dialectique. Parce qu’il semble bien – les études historiques et anthropologiques vont dans ce sens – que l’État comme forme sociale particulière ait une origine violente.

À la fin du XVe siècle, les Européens ont débarqué aux Caraïbes avec leurs grosses caravelles avec canons, leurs armures et leurs mousquets, face à des indigènes presque nus, avenants, les bras chargés de présents pour accueillir. Les Indiens n’avaient pas d’État. Ils pratiquaient pour la plupart le nomadisme et parcouraient des territoires, pour lesquels parfois ils entraient en guerre avec d’autres tribus, mais qui n’avaient pas de frontières. Car c’était pour eux inimaginable de s’emparer d’un espace en le délimitant. Comme l’expliquait le chef Seattle, en 1854, devant une assemblée de Blancs : « Nous savons au moins ceci : la terre n'appartient pas à l'homme ; l'homme appartient à la terre. Cela, nous le savons. Toutes choses se tiennent comme le sang qui unit une même famille. Toutes choses se tiennent. »

Les Indiens se sont fait chasser des terres qu’ils occupaient par des Blancs, qui avançaient toujours plus loin le tracé de leur frontière. Comme ils ne voulaient pas vivre dans une logique de frontières, ils ne pouvaient que reculer, jusqu’à se retrouver, décimés, dans des réserves. On dira que l’histoire a donné raison aux Blancs qui sont désormais tout puissants en Amérique. Oui, mais dans quel état sont aujourd’hui ces terres ? N’y a-t-il pas la plus radicale des défaites qui se profile à l’horizon ?


* * *


Un monde sans frontière est-il possible ? À cette question on peut envisager une réponse positive puisque tous ceux qu’on appelle aujourd’hui « peuples premiers », ont pu vivre tout-à-fait bien et vivent encore, de plus en plus rares, sans État (voir à ce propos Pierre Clastres, La société contre l’État - 1974).

Les frontières sont-elles pour autant illégitimes ? La réponse est non. Car il y a une frontière qui s’impose toujours lorsque les individus vivent dans une société plus large qu’une simple communauté. C’est celle de l’habitation. La porte de l’habitation est une frontière. L’habitant a le droit d’accepter ou non le passage de qui n’habite pas avec lui. Les forces de police doivent avoir le mandat d’un juge pour outrepasser ce droit. On voit très bien le sens de la frontière qui constitue l’espace d’habitation : il s’agit d’assurer la sécurité de la vie familiale (elle peut être élargie aux parents proches, même à une communauté de vie plus large). Il est en effet essentiel de sécuriser les temps de repos, en particulier nocturnes, comme l’espace pour la reproduction et la sécurité des enfants particulièrement vulnérables. L’enjeu est la pérennité de l’espèce !

Mais il faut comprendre que cette frontière de l’habitation n’est pas univoque. « Frontière » vient du latin frons qui désigne le front (partie supérieure du visage), et qui a donné en ancien français le qualificatif frontier = qui fait face à son voisin. Ainsi la frontière a fondamentalement un sens humain : elle caractérise le lieu où l’on fait face à son voisin, apriori inconnu. En ce lieu l’un s’avance vers l’autre et ne peut plus continuer son chemin comme si de rien n’était : c’est là que se joue les alternatives entre l’accueil ou l’obstruction, la demande ou le forçage du passage. Il est important d’avoir conscience qu’indépendamment de l’usage du langage, il y a des attitudes corporelles universellement significatives pour exprimer ces attitudes (comme on le voit dans l’image de Colomb rencontrant les Caraïbes). Accueillir c’est montrer de la confiance, faire obstruction, c’est faire preuve de défiance. Or, il faut savoir que la confiance offerte appelle la confiance de l’autre, alors que la défiance exprimée nourrit la défiance de l’autre. Aux Caraïbes les Européens ont débarqué dès la première fois avec des signes massifs de défiance… et depuis cinq siècles on n’est jamais sorti de cette défiance entre les deux peuples.

Le sens de l’habitation, avec sa frontière, c’est qu’elle doit être un lieu de confiance, lequel est nécessaire pour récupérer ses forces, entretenir sa vie, et faire grandir une descendance. C’est pourquoi la porte de l’habitation peut tout aussi bien être un lieu d’accueil de celui qui se trouve dehors vulnérable à l’hostilité de l’environnement. On lui offre alors de partager la confiance commune que signifie l’espace d’habitation. C’est ce qu’on appelle l’hospitalité. Elle a été énormément pratiquée, surtout par les populations humbles, dans l’histoire. C’est une des plus belles faces de l’humanité quoiqu’elle soit aujourd’hui très méconnue.

Pour conclure nous pouvons affirmer que, oui la frontière peut être légitime, à condition que sa finalité soit de créer de la confiance dans l’espace qu’elle délimite, et que cette confiance se fortifie comme capacité d’accueil : une frontière légitime est capable d’accueillir autant que de repousser – ce qui disqualifie bien des frontières générées dans le monde moderne.

                                                    Pierre-Jean Dessertine

La questions des biais cognitifs: Sommes-nous condamner aux raisonnements erronés ? Café philo du 9 janvier 2024

 

La question des biais cognitifs: 

Sommes-nous condamnés aux raisonnements erronés ?


En bleu, les mises en perspective philosophiques

La cognition est l'ensemble des processus mentaux qui se rapportent à la fonction de connaissance. Ils mettent en jeu la mémoire, le langage, le raisonnement, l'apprentissage, l'intelligence, la résolution de problèmes, la prise de décision, la perception ou l'attention

Comment qualifier le regard, la perception des humains, quelle que soit leur personnalité ?

Ils traitent l’information d’un point de vue égocentré, de manière intuitive et marquée par le sentiment d’évidence immédiate.

Ainsi nous avons peu à peu renoncé à croire que la Terre était :

  • plate (Parménide en affirmait déjà le caractère sphérique),

  • immobile (Héraclide du Pont proposait l’idée d’une rotation de la Terre sur elle-même).

  • au centre de l’univers, même s’il est bien vrai, que notre observation ordinaire nous enjoint de considérer que c’est le soleil qui tourne autour de la Terre, et non l’inverse (Aristarque de Samos proposait l’hypothèse d’une Terre tournant autour du soleil et non l’inverse),

Notre conception de l’espace a considérablement évolué.

La recherche de l’objectivité a conduit les hommes, que ce soit par l’observation ou la spéculation purement théorique, à tenter de dépasser leur perception égocentrée du monde.

Les nouvelles conceptions qui se sont offertes sur le marché cognitif ont mis longtemps à s’imposer.

Le système héliocentrique, par exemple, fut conçu, quoique sous une forme moins aboutie, 18 siècles avant Copernic, par le grec Aristarque de Samos.

Le fait que ce système s’est imposé plus tardivement dans la pensée humaine que le système géocentrique peut trouver bien des explications savantes, mais aucune ne disqualifiera l’idée que son acceptation tardive doit beaucoup au fait qu’il est contre-intuitif, qu’il lui a fallu, pour montrer sa supériorité, passer outre le sentiment d’évidence immédiate et trompeuse que nous suggèrent les limites spatiales de notre expérience commune.

« L’arche Terre ne se meut pas » écrivait Husserl. Cela signifie que l’expérience fondatrice demeure : c’est toujours à partir du vécu d’une Terre stable, au-dessus de laquelle nous voyons défiler des astres, que nous formons nos conceptions cosmologiques.


Définition des biais cognitifs

Ils sont :

*une distorsion naturelle dans le processus d’acquisition de l’information.

*une déviation dans le traitement cognitif d’une information

* un ensemble d’erreurs de raisonnement (pratiques, théoriques, conscients ou inconscients) qui aboutissent à une croyance fausse

Ils nous font évaluer une situation à partir de stéréotypes, filtres ou interprétations erronées.

La théorie des biais cognitifs a été développée au début des années 70 par les psychologues Amos Tversky et Daniel Kahneman (psychologue et économiste). Ces derniers cherchaient à justifier la prise de décision irrationnelle dans le domaine économique.


Caractéristiques des biais cognitifs

L’involontarité : on ne contrôle pas directement la production d’un biais. Si certaines conditions sont en place, alors le jugement produit sera biaisé.

L’imperceptibilité : le recours au mécanisme qui produit les biais cognitifs semble largement échapper à la conscience du sujet. On dira donc que ses propres biais lui sont imperceptibles ; il ne se rend pas compte que son raisonnement le mène à une erreur.

L’inconformité : inconformes aux règles de raisonnement traditionnelles.


Problématique

À quelle condition pourrions-nous dépasser nos biais cognitifs ?


Nous proposons d’examiner cette théorie des biais cognitifs à partir de quelques exemples :


EXEMPLE I

Description orale présentée au premier groupe : Marco est intelligent, travailleur, sanguin, critique, têtu et envieux.

Description orale présentée au deuxième groupe : Marco est envieux, têtu, critique, sanguin, travailleur et intelligent

Question : que pensez-vous de Marco ?

L’ordre dans lequel sont placés les adjectifs peuvent avoir une influence sur la représentation de quelque chose ou quelqu’un.

Biais de préambule-prologue ou biais de primauté : le souvenir d'éléments obtenus lors d'une première-dernière impression sont plus vivaces par rapport aux éléments suivants-précédents.

Salomon Asch (1946) a mis en relief, le premier, ce phénomène de la cognition humaine. Pour cela, il présenta à deux groupes d’individus distincts la description, en une phrase, d’une même personnalité, avec les mêmes qualités et les mêmes défauts. Mais, dans un cas, les défauts étaient présentés en premier et, dans l’autre, en dernier.

Ce biais est très lié aux conditions de l’expérimentation. L’expérimentateur présente cette caractérisation de « Marco » en donnant pour consigne à chaque groupe de l’évaluer sans préjugés. Autrement dit, les sujets de l’expérimentation doivent faire comme si la proposition qu’ils doivent examiner « tombait du ciel ». Mais cela n’est jamais le cas. Par exemple lors de cette expérimentation, nous avons très bien perçu dans les réponses que les groupes avaient tenu compte qu’ils répondaient dans le cadre d’une expérimentation sur les biais cognitifs !

C’est parce que toute proposition est reçue en fonction du contexte de son énonciation qu’elle a, pour son récepteur, non seulement une signification, mais aussi un sens, c’est-à-dire une valeur qui lui est propre.

Les deux phrases proposées ont exactement la même signification (les mêmes mots sont utilisés), mais n’ont pas le même sens. Car pour le récepteur, dans le contexte où il reçoit la proposition, l’ordre dans lequel l’émetteur a choisi de placer les adjectifs manifeste une intention : c’est pourquoi il ne comprend pas les deux phrases de la même manière. Ce « biais cognitif » n’est donc pas en soi un défaut de maîtrise cognitive. Ce serait plutôt une richesse de la capacité cognitive.

Biais d’épilogue : tendance à se remémorer plus facilement et/ou à accorder plus d’importance aux derniers éléments d’une série. A propos d’un repas, par exemple, on pourra considérer que le menu était très attrayant si le dessert nous a particulièrement réjoui.


EXEMPLE II

Biais de confirmation : tendance à ne prêter attention qu’aux données qui confirment une hypothèse de départ, en l’occurrence ses propres opinions initiales et à ignorer les données qui la contredisent.

Les participants à l’étude lisent chacun deux rapports fictifs sur les effets de la peine de mort sur les taux de meurtre dans différents états américains, dans une version brève d’abord, puis dans une version détaillée.

Ces deux travaux présentent des conclusions contraires :

(1) les effets de la peine de mort sur le taux de meurtre sont positifs,

(2) les effets de la peine de mort sur le taux de meurtre sont négatifs.

Dans chaque rapport, les faiblesses de l’étude réalisée sont mises en évidence, de manière égale.

Malgré cela, les participants en viennent à utiliser les travaux de manière à confirmer leurs opinions initiales, en ne prêtant attention qu’aux résultats du travail qui les confirment.

Les résultats présentés dans le travail qui infirment leurs opinions sont considérés comme faibles.

On appelle cette manière de fausser un débat objectif entre deux thèses, un « biais de confirmation » parce qu’il tend à confirmer la vision du monde que l’on a déjà. On a tous une vision du monde en fonction de laquelle on fait ses choix lorsqu’on doit choisir sans avoir la disponibilité pour une longue réflexion – et c’est presque toujours le cas dans la vie. Cette vision du monde est une certaine hiérarchisation des valeurs et pointe vers une certaine idée du Bien par laquelle on veut donner sens à sa vie. Notre vision du monde en général évolue – par exemple pendant l’adolescence – mais elle doit rester assez stable pour faciliter l’usage de notre liberté dans la vie courante ; c’est pourquoi nous sommes enclins, entre deux thèses opposées mais plausiblement argumentées, à choisir celle qui la confirme.

Le débat démocratique, par exemple sur la peine de mort, présuppose que nous nous donnions collectivement la disponibilité de mettre entre parenthèses, le temps du débat, notre vision du monde particulière, afin d’examiner objectivement les arguments des uns et des autres, parce que cela nous ouvre la perspective d’avancer vers un Bien Commun !


EXEMPLE III

Le biais généré par l’« heuristique de disponibilité »

Le premier des biais, et le plus connu des psychologues cognitifs de l’erreur, appartient précisément au registre des erreurs inductives que Tversky et Kahneman (1973) ont identifiées au début des années 70 et qu’ils nommèrent « heuristique de disponibilité »

Il consiste en un raisonnement basé uniquement ou principalement sur les informations immédiatement disponibles à sa mémoire, en particulier lorsqu'elles sont stéréotypées

L'heuristique de disponibilité ne mène pas forcément à des conclusions biaisées. Il peut s'agir d'un mode de raisonnement efficace qui permet de résoudre un problème avec un effort cognitif minimal. Confrontée à une situation, la personne ne cherchera pas à acquérir de nouvelles informations qui pourraient éclairer la situation ou la question sous un autre jour, de manière plus rationnelle ou objective.

Ce sont les informations immédiatement disponibles qui sont privilégiées ou surestimées.

Nous confondons la validité d’une idée avec la rapidité avec laquelle elle vient à l’esprit

1er cas

En situation de stress intense la panique induit une action à partir de la première chose qui vient à l’esprit : une personne dans un immeuble en feu pense tout de suite à escalier = sortie. Il cherchera à descendre dans un escalier enfumé au lieu de se protéger et d'attendre les secours dans un appartement calfeutré.

La représentation mentale de l'escalier comme une éventuelle voie de sortie est saillante et prend le pas sur d'autres éléments (comme la possibilité de fumées toxiques, etc.) qui devraient amener à reconsidérer cette option.

2ème cas

Des informations répétées par plusieurs sources ou à plusieurs reprises deviennent plus facilement une représentation mentale. C'est ainsi qu'une rumeur peut se répandre.

Campagne de désinformation…ancrer un mode opératoire dans l’esprit du public (exemple personnel d’avertissement par une dame du village, en Grèce, à Hios, de faire attention aux albanais alors qu’il n’y en avait pas sur l’île…)

3ème cas

« Considérez la lettre r. Parmi les mots comportant trois lettres et plus de la langue anglaise, le r apparaît selon vous plus fréquemment en première ou troisième position ? ». Une grande majorité des individus a répondu qu'il y avait, dans la langue anglaise, plus de mots commençant par la lettre r que de mots dont la troisième lettre est r, alors que c'est le contraire qui est vrai.

Dans le même temps donné, l’opération qui consiste à trouver un mot commençant par la lettre r est plus fréquemment couronnée de succès que celle de trouver un mot dont la troisième lettre est r ; de là vient l'impression fausse, qu'il y a dans la langue anglaise plus de mots dont la première lettre est r que de mots dont la troisième lettre est r.

Le raisonnement est donc : « Si dans un temps donné je trouve plus d'exemples d'une catégorie que d'une autre, c'est que la première est plus importante que la seconde. »

4ème exemple

En couple ou avec amis, vous discutez de la meilleure destination pour les vacances Une proposition surgit, un endroit paradisiaque et presque parfait. Assez vite vous vous souvenez d’un article lu récemment sur les actes de violence dans ce pays, et alors vous suggérez d’abandonner cette destination. Vous ne prenez pas en compte d’autres données, ni pesez le pour ou le contre

Question soulevée : si les problèmes posés par ce biais relèvent d’un dérapage de la logique inductive, c’est qu’il s’agit d’y estimer la validité d’un énoncé général à partir d’exemples particuliers (ceux que nous sommes capables de nous remémorer).

Le biais d’« heuristique de disponibilité » est particulièrement intéressant du fait de l’ampleur de son utilisation par la communication de propagande.

Pourquoi les messages publicitaires sont-ils aussi envahissants, insistants, intrusifs ? Pour que, dans le public-cible, soit spontanément associés à certains désirs, des comportements d’achat déterminés.

Ce qu’on appelle « l’opinion publique », et qui sert à justifier bien des décisions politiques, est essentiellement générée à partir du biais d’« heuristique de disponibilité ». Elle se fonde en effet sur des sondages où il est demandé au sondé de répondre instantanément, sans réfléchir, selon un choix de réponses très limité – très souvent OUI/NON – à des questions (comme sur la peine de mort) pour lesquelles on n’a pas de réponse simple, mais une réponse qu’on aimerait développer comme nuancée, conditionnelle, et même hésitante. Alors que fait-on ? On va à la réponse la plus disponible, celle qui a été répétée mille fois dans les médias dominants. C’est ainsi que l’opinion publique suit toujours les campagnes de presse qui ont précédé les sondages.

On peut lire un approfondissement de cet usage social du biais d’« heuristique de disponibilité » dans P-J Dessertine, Démocratie… ou mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023, chap. 3 « La manipulation réactive ».


EXEMPLE IV

Le biais de la dissonance cognitive

Léon Festinger 1957

Les personnes interprètent les informations en fonction de leurs représentations et s’exposent plus volontiers à celles qui s’accordent à leurs attitudes, opinions, croyances, représentations, idées.

Tension interne face à pensées, attitudes en contradiction avec les siennes

Toucher à ces modalités de pensée ou d’action implique que l’on touche à la structure identitaire sur laquelle le sujet s’appuie.

La modification de cette structure peut avoir un coût existentiel important.

Plus les cognitions seront liées aux valeurs essentielles du sujet, et plus elles seront nombreuses, plus la dissonance sera forte.

La rectification d'idées acquises est plus pénible pour un individu que l’apprentissage d'idées nouvelles pour lesquelles il ne possède pas encore de modèle.

Apporter des informations nouvelles qui s’avèrent dissonantes par rapport à la structure de connaissance initiale peut provoquer le fait que l’apprentissage soit vécu comme une situation conflictuelle.

C’est pour cela qu’il est faux de supposer qu’il existe une correspondance parfaite entre l’exposition d’un public à une information et la quantité de données perçues et retenues. Tant la perception comme le souvenir sont faussés par ses propres attitudes, opinions, motivations, intérêts.

Réduction de la dissonance

  • changer sa propre croyance,

  • protéger la structure initiale pour garder la cohérence, maintenir la stabilité, donc transformer l’information reçue et apprendre mal

  • rejeter ou réfuter cette information, voire dévaloriser l’interlocuteur, en recherchant le soutien d'autres personnes qui partagent les mêmes croyances, et en tentant d'en persuader les autres

La terre est remplacée par une cacahouète

Quelle est trajectoire d’une cacahuète avec la même position et même vitesse que la terre ?

Réponses d’ingénieurs très diverses …..elle part à l’infini….elle va tomber dans le soleil…sans opinion….

La cacahouète a exactement la même trajectoire que la terre « Le mouvement d’un corps dans un champ de gravitation est indépendant de sa masse »

On peut connaître les équations de Newton de la gravitation, faire des calculs complexes mais on continue à lire la gravitation comme Aristote, avec l’idée que la gravitation c’est une affaire de masse, quand les masses sont différentes les trajectoires sont différentes, comme pour la chute des corps.


  • L’intellect est beaucoup plus formaté par notre expérience et on oublie que la physique est contre intuitive. Les lois physiques énoncent des situations que nous ne voyons pas.

Bout de bois et morceau de marbre 

Expérience tactile avec élèves ingénieurs : venez toucher, lequel est le plus froid ?

La réponse c’est le marbre, au contact ça semble plus froid

Question de raisonnement : deux glaçons de même température sont posés sur chaque bout, les deux objets sont à la même température et dans la même pièce : lequel va fondre le plus vite ?

Hésitations….réponses diverses….

Résultat : celui qui est sur le morceau de marbre fond plus vite. Sur le morceau de bois il peut rester des dizaines de minutes

Explication : le marbre conduit mieux la chaleur que le bois qui est un très bon isolant thermique. Quand on positionne dans de l’eau bouillante une cuillère en bois et une cuillère en métal on constate que la cuillère en métal devient chaude nettement plus rapidement que celle en bois.

Pour fondre le glaçon absorbe de la chaleur. Ce dernier va donc fondre plus facilement lorsqu’il sera placé sur un matériau meilleur conducteur de chaleur.

Force est de constater que c’est le même facteur qui opère dans ces « dissonances cognitives » que dans ce qui a été analysé plus haut comme le « biais de confirmation » : soit une tension psychique entre ce que le sujet est enclin à accréditer comme connaissance parce que cela est conforme à sa vision du monde préalable, et ce que requiert l’examen objectif pour arriver à une connaissance partageable par tous. La différence semble uniquement due à ce que les illustrations prises ici concernent le domaine des sciences physiques et non des problèmes de société. Mais tous les savoirs que l’on considère comme acquis prennent place dans sa vision du monde.


Conclusion

Nos biais sont incorrigibles mais pas ingérables….

On peut être intelligent et pas rationnel…..


Le cognitivisme est une approche individualiste de la connaissance humaine. Tout se jouerait dans la manière dont l’individu convertit les informations venant de ses sens en connaissance ; et cela relèverait essentiellement de l’usage qu’il fait de son cerveau.

Le biais cognitif serait la conséquence d’une sous-utilisation du cerveau qui ne permettrait pas de surmonter, soit la prégnance des expériences sensibles, soit la facilité d’aller vers les réponses déjà disponibles, soit le conservatisme d’une vision du monde confortable.

La solution serait alors, pour chacun, d’améliorer l’usage de son cerveau :

  • soit en révolutionnant l’apprentissage pour l’harmoniser aux lois de fonctionnement du cerveau (cf. Céline Alvarez, Les lois naturelles de l’enfant, Les arènes, 2016) ;

  • soit en nourrissant le cerveau d’appendices techniques extérieurs qui le rendent plus performant. L’IA (intelligence artificielle) prétend aujourd’hui apporter plus efficacement que jamais ce service ;

  • soit en introduisant dans le cerveau des « matières » qui en améliorent le fonctionnement de manière ciblée : prise de substances psychotropes, stimulation électro-magnétique transcrânienne, implants dans le cerveau d’électrodes, voire de puces connectées à un ordinateur.

La psychologie des biais cognitifs apporte une connaissance renouvelée, précisément documentée, de phénomènes de méconnaissances qui auparavant étaient désignés par les notions de croyance, d’opinion, ou d’illusion. Ces trois désignations des méconnaissances étaient opposées à la connaissance vraie parce que partageable par tous, et qu’on nommait, depuis l’Antiquité, la science. La science s’appuie sur deux piliers : l’expérience partagée et la raison.

  • L’expérience partagée, c’est le fait que tous les humains peuvent partager leurs vécus pour en faire des connaissances communes : le glaçon sur le marbre fond plus vite que sur le bois, la rame plongée dans l’eau apparaît brisée, etc.

  • La raison est le mode de penser en lequel tous les humains peuvent retrouver car « « Il n'y a qu'une seule et même raison pour tous les hommes ; ils ne deviennent étrangers et impénétrables les uns aux autres que lorsqu'ils s'en écartent. » (Simone Weil, Oppression et liberté, 1934)

Il apparaît alors que le problème de la connaissance est fondamentalement social. Et c’est terriblement le réduire qu’en faire, comme le cognitivisme, un problème d’usage de son cerveau par un individu.

Ce n’est donc que collectivement que l’on peut sortir de ses inclinations spontanées à méconnaitre, qu’on les appelle croyances, opinions, illusions ou, plus récemment, biais cognitifs.

Et le dispositif le plus fécond pour le faire est le débat véritable : celui qui s’appuie sur l’expérience partagée, et l’argumentation rationnelle. Débat en lequel chacun accepte que sa proposition soit critiquée par l’autre du point de vue de la raison et de l’expérience partagée, et rectifiée ou invalidée si nécessaire. Ce qui présuppose que chacun soit venu débattre dans l’état d’esprit que le plus important est le bien commun de parvenir à une connaissance partagée, et non de faire valoir ses intérêts propres.


  Dominique Schaefer

Pierre-Jean Dessertine


Peut-on penser en accord avec la nature ? Café philo du 12 décembre 2023

 

Peut-on penser en accord avec la nature ?


La nature, aujourd’hui, est familière, sauvage, changeante, chaotique, protégée, valorisée, fragile, refuge pour certain(es), menace pour d’autres, voire même sujet doté d’une pensée.

Rappelons que la nature a été longtemps divinisée comme dispensatrice intarissable de bienfaits, mais aussi capable de colères destructrices envers les humains au nom d’une Justice qu’il n’était pas toujours facile d’interpréter.

Et nous sommes bien conscient du mépris avec lequel elle est actuellement majoritairement traitée par les humains, organisés en société de telle sorte qu’ils mettent en œuvre des techniques toutes puissantes et implacables pour lui extorquer, en une violence dévastatrice, ses bienfaits.

Ainsi, l’humain semble avoir surtout pensé la nature de manière excessive, passionnelle pouvons-nous dire, d’abord en l’élevant trop haut, en une sujétion ambivalente d’adulation et de crainte, ensuite en la mettant trop bas comme simple instrument de ses intérêts propres. Et il est certain que la seconde attitude n’a pas oublié la première ; d’ailleurs n’en serait-elle pas la revanche ?

Se poser la question « Peut-on penser en accord avec la nature ? » n’est-ce pas explorer la possibilité d’un rapport enfin serein de l’humain avec son environnement naturel ?


* * *

D’emblée se pose la question de savoir si l’on parle de la même réalité lorsqu’on échange sur la nature.

La nature, pour les Anciens – phusis – incluait tout ce qui pouvait se manifester aux sens humains, et donc également tous les phénomènes célestes. Car tout cela relevait d’une unité qui pouvait être mise à jour comme ordre rationnel. D’où la multitude de traités philosophiques dans l’Antiquité qui, de Thalès (fin - VIIe siècle), à Lucrèce (- Ier siècle), ont pour titre « De la nature ».

Tous ces traités avaient l’ambition de donner une pensée « en accord avec la nature ». Mais l’attitude contemplative qu’ils impliquaient, toute passive, méconnaissait la nécessité des humains d’intervenir sur l’environnement naturel, de le transformer, pour satisfaire leurs besoins vitaux.

La nature pour l’homme de la modernité est bien autre chose. Rappelons que la modernité commence au tournant du XVIIe siècle avec pour principaux initiateurs Bacon, Galilée et Descartes. La nature est dès lors pensée comme cet environnement terrestre déjà là, mis à la disposition de l’homme pour qu’il l’exploite à son profit, grâce à sa raison et à son inventivité technique. C’est donc une nature d’extension beaucoup plus restreinte, et par rapport à laquelle l’homme se doit d’être actif.

De ce point de vue, pour penser correctement la nature, il convient de ne pas hésiter à lui extorquer ses secrets en la contraignant dans les situations non spontanées que sont les expérimentations. La science expérimentale, c’est l’audace humaine de mettre la nature à la question ! L’expérimentation animale, et parfois humaine, en est la forme la plus problématique.

Nous savons que nous sommes aujourd’hui dans l’héritage de cette conception moderne de la nature. Mais avec une rectification importante. Les conséquences écologiques désastreuses de la surexploitation de l’environnement naturel ont amené à une redécouverte de la valeur de la contemplation de l’ordre que la nature recèle. Mais la nature est alors ramenée au domaine de la vie qui s’est développée à la surface de la planète Terre. La nature est biosphère. Elle est cette très fine pellicule de mousse verte qui s’est développée à la surface d’une planète, la Terre, et qu’on n’a, à ce jour, retrouvée nulle part ailleurs. La biosphère est un système de lignées (espèces) d’êtres vivants doté d’un dynamisme d’auto-développement indéfini, au travers d’êtres qui apparaissent, se transforment en transformant leur environnement, et disparaissent, mais en manifestant des propriétés d’auto-adaptation, d’auto-reproduction, et d’auto-régénération – ce qu’on appelle la vie.

La nature donc, pour nous, est la biosphère, ce système d’êtres vivants à la surface de la Terre avec son support rocheux, aqueux et atmosphérique. Et c’est un système que nous savons désormais fragile, menacé par les menées humaines, et qu’il faut admettre comme mortel. D’ailleurs, nous ne connaissons, au-delà de la Terre, que des planètes mortes !

Ainsi penser en accord avec la nature, serait ne plus penser en assujettis à la toute-puissance de la nature, ce serait ne plus penser contre la nature en la violentant pour lui extorquer ses richesses. Penser en accord avec la nature serait penser son homéostasie propre et l’insertion humaine en tant qu’elle ne la fausse pas. On parle d’« homéostasie » pour rendre compte de certaines règles d’échanges d’éléments dans la biosphère qui garantissent les équilibres qui soutiennent son dynamisme. Si on appelle écologie le savoir rationnel de cette homéostasie planétaire, alors penser en accord avec la nature c’est penser écologiquement.

Mais cette réponse à notre question de départ, même si elle est précieuse en nous extrayant des pensées passionnelles antérieures sur la nature, est frustrante en ce qu’elle suppose un fort investissement intellectuel collectif, et sans doute une importante régulation, parfois contraignante, des comportements. Faudrait-il mettre l’« écologie » en enseignement obligatoire à l’école primaire, dans le secondaire et même dans les enseignements universitaires ?

En réalité l’écologie ainsi définie n’est pas un savoir achevé, et ne le sera jamais. La biosphère est d’une richesse qui semble infinie et apporte sans cesse des surprises qui remettent en cause les savoirs acquis. Pensons aux incessants remaniements dans la classification zoologique. En ce point on se rend compte de la pertinence de la notion de « surrationalisme » de Gaston Gaston Bachelard. Cette notion signifie que la raison se doit d’être créatrice pour être à la hauteur des défis que lui posent son objet – ici la biosphère – qui n’en finit jamais, dans sa créativité propre de redéfinir son mode d’être. Par exemple, par rapport au fourmillement des formes du vivant, la raison doit dépasser le modèle du « tableau » du vivant dont le progrès consisterait à remplir les cases. La théorie de l’évolution a été une création en ce sens, aujourd’hui la théorie de l’épigénétisme qui permet de penser les transformations du vivant à court terme – pourquoi les humains sont-ils plus grands qu’il y a un siècle ? – en est une autre.

Penser en accord avec la nature serait alors considérer que ces redécouvertes sur la biosphère puissent se poursuivre indéfiniment.

Il faut prendre conscience, en ce point de notre enquête, que l’écologie est plus qu’une rectification de la pensée moderne de la nature. Car reconnaître que la nature, en son infinie créativité, défie la raison en l‘obligeant à sans cesse se réinventer, c’est reconnaître à la fois son unité et sa transcendance sur l’humain. Cette transcendance signifie finalement que lorsqu’il violente la nature, l’humain se violente lui-même !

Pourtant, l’humain ne saurait retourner à son ancienne attitude de sujétion face à une divinité qu’il faut ménager pour ne pas la craindre. Il ne s’agit pas de renier la science et les applications techniques qu’elle permet – car, on le sait l’espèce humaine a besoin de se donner des techniques pour être viable sur cette planète (pensons à tout ce qu’il faut de techniques pour se faire un habit chaud qui permette de survivre à l’hiver des zones tempérées). Il ne s’agit même pas de renier la méthode expérimentale. Car une chose est de faire rouler des billes sur un plan incliné, autre chose est d’inoculer un virus à un chimpanzé. On le voit, tout est une question de mesure. L’humain doit assumer se servir de cette réalité qui le transcende, et, forcément en y laissant son empreinte, plus ou moins profonde, plus ou moins effaçable. Mais dans quelle mesure ?

Ainsi, au terme de notre démarche, la recherche d’une pensée en accord avec la nature se précise ainsi : sur quel principe tiré d’une juste considération des bienfaits de notre absolue dépendance avec la nature va-t-on mesurer notre empreinte laissée sur elle par notre indispensable maîtrise technique ?

Il peut être intéressant de s’inspirer de la « Philosophie de la nature » de Schelling (1799) pour fonder ce principe. Schelling, s’appuyant sur la science de son temps, reconnaît trois caractères à la nature : unité, dynamisme, et spiritualité. Les deux premiers caractères sont reconnus par la notion de « biosphère » que nous avons établie plus haut. La spiritualité de la nature est incontestable, du moins comme disséminée. On ne saurait déduire l’établissement d’un code génétique dans nos cellules ADN par la disposition de radicaux cellulaires appropriés, de la simple combinaison « du hasard et de la nécessité » au long de l’évolution (cf. le livre éponyme de J. Monod – 1970). Et on pourrait en dire autant de maintes autres réalités naturelles, telles de la structure de l’œil, la structure fractale du chou-fleur, la suite de Fibonacci dans la répartition des pétales de la pomme de pin, etc., toutes occurrences qui laissent voir une raison qui ordonne. Et comme il y a une unité dans toutes ces manifestations spirituelles, on peut tout-à-fait penser la nature comme un esprit maintenant les bons paramètres pour un maximum de développement de la vie sur la planète Terre compte tenu des circonstances qu’elle offre du fait de sa composition et de sa situation dans l’espace. Mais on ne retombera pas sur une divination de la nature en l’anthropomorphisant. Car on ne peut pas le faire ! L’esprit de la nature ne saurait avoir un corps comme nous en avons un, et il ne saurait dépendre de sa relation à d’autres vivants pour être (c’est la faiblesse de l’hypothèse Gaïa de J. Lovelock dans « La Terre est un être vivant », 1979) : la biosphère ne saurait être un vivant au sens où la biologie peut le définir.

C’est dans cette direction qu’il faut chercher une juste signification du « penser en accord avec la nature ». Penser en accord avec la nature, c’est comprendre au mieux l’esprit qui se manifeste dans les êtres naturels, et ainsi inférer vers quoi tend l’esprit de la biosphère qui a rendu possible qu’advienne cette espèce particulièrement ingénieuse qu’est l’humanité.

Penser en accord avec la nature, c’est savoir que nous pouvons prélever dans la prodigalité naturelle, mais seulement dans la mesure où l’on ne l’épuise pas, en préservant sa pleine fécondité future, comme si on la jardinait pour que puissent encore la jardiner nos petits-enfants. Penser en accord avec la nature c’est inventer des techniques intéressantes qui seront toujours mesurées à la préservation de la générosité de la biosphère.

Ce qu’il ne faut surtout pas faire, lorsqu’on pense en accord avec la nature, c’est détruire massivement du vivant pour un plus grand rendement agricole à court terme, c’est laisser des déchets qui seront une source d’empoisonnement du vivant pour l’avenir à long terme. Ce que nous faisons sans vergogne en ce moment même avec de nombreux produits issus de nos techniques par lesquels nous ne laissons à nos descendants que du pur négatif qui compromettra la générosité future de la biosphère – ne citons que les centaines de milliers de tonnes de déchets radioactifs HAVL (haute activité à vie longue) de l’industrie nucléaire !

Car, d’une attention à penser en accord avec la nature, il s’ensuit nécessairement que les rapports de l’humain avec son environnement naturel ne sont plus de prédation, de destructions et souffrances infligées aveugles, d’irresponsabilité par rapport à l’avenir de l’humanité. Ils sont d’échanges.

L’humain doit partir de la gratitude pour cette générosité de la biosphère dont il dépend absolument, pour lui rendre par ses créations. Des techniques, comme la domestication, comme les habitats humains, comme l’irrigation et autres aménagements de l’environnement naturel (lorsqu’ils favorisent la vitalité au lieu de la bouleverser ou de la détruire), peuvent contribuer à l’enrichissement de la biosphère. De même des créations artistiques peuvent être heureuses à la vie naturelle qui nous entourent – pensons par exemple au Land Art.

Au fond penser en accord avec la nature, c’est aussi penser en accord avec sa nature humaine. C’est donc tenir compte des deux puissances, celle de la nature qui nous est définitivement transcendante, mais aussi celle de l’humain qui est nécessairement d’emprise technique sur son environnement naturel. La seule issue d’avenir est donc l’échange de bienfaits entre ces puissances.


Pierre-Jean Dessertine et Patrick Ochs


Vivons-nous vraiment en démocratie ? Café philo du 14 novembre 2023


Vivons-nous vraiment en démocratie?

Ne peut-on pas dire que nous – l’espèce humaine – n’avons jamais été aussi puissants ?

Par exemple, prenez le smartphone, maintenant utilisé partout sur la planète. Le smartphone possède des capacités qui auraient rendu médusé d’admiration notre ancêtre d’il y a seulement un siècle ! Pensez donc ! Avec ce minuscule objet il eut pu communiquer instantanément avec la terre entière, accéder sans délai à toute information dont il aurait besoin, prendre des photos d’un confondant réalisme, et les partager immédiatement avec qui il veut où qu’il soit, etc.

Cela rappelle le chœur, dans la tragédie antique Antigone, qui clame :

« Il est bien des choses prodigieuses en ce monde, il n'en est pas de plus prodigieuse que l’homme. Il est l’Être qui sait traverser les flots, gris, à l’heure ou soufflent les vents du Sud et ses orages, et qui va son chemin au creux des hautes vagues qui lui ouvrent l'abîme. Il est l'être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre, la Terre éternelle et infatigable, avec ses Charrues qui vont sans répit la sillonnant chaque année, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales. »

Ceci a été écrit par le grec Sophocle il y a 26 siècles. Que n’écrirait-il aujourd’hui à la vue des extraordinaires inventions techniques dont l’humain s’est entouré ! Le smartphone, mais aussi l’autre côté de l’océan à quelques heures d’avion (on y fait maintenant des sorties scolaires !) L’énergie artificielle, sans sueur, sans fumée, continuellement disponible (l’électricité), etc. !

Mais pourquoi n’avons-nous donc aucun aède contemporain pour chanter les louanges d’une humanité devenue si merveilleusement puissante ?

C’est bizarre cela ! Ce blocage de nos capacités admiratives alors qu’il y tant à admirer ! Pourquoi l’homme du XXIe siècle ne se glorifie-t-il pas de sa toute-puissance ?

On ne connaît que trop la réponse : Parce que l’humain ne s’est jamais senti aussi impuissant !

Mais comment cela ? On vient d’affirmer qu’il n’a jamais été aussi puissant !

Et pourtant…

Quels projets d’avenir l’homme contemporain peut-il faire pour sa descendance ?

Planter un arbre ? Comme l’on fait nos ancêtres pour ces arbres multi centenaires qui ombragent généreusement les places de nos villages. Mais aujourd’hui, planter quelle essence pour quel climat dans un siècle ?

Quelle vision d’avenir désirable peut-on proposer à nos enfants ? Ne sera-ce pas à eux, et à leurs descendants, de gérer les milliers de tonnes de déchets radioactifs HAVL (Haute Activité à Vie Longue) ?

On commence à mieux percevoir le paradoxe de la situation actuelle de l’humanité : elle se voit toute puissante pour s’imposer au présent, mais elle est totalement impuissante à maîtriser son avenir.

Et on connaît bien le mécanisme qui convertit sa toute-puissance présente en une totale impuissance quant à son avenir.

L’humanité est dans l’incapacité de maîtriser les effets globaux non désirés de sa toute-puissance :

  • réchauffement climatique et son chapelet de catastrophes météorologiques,

  • effondrement de la biodiversité sur des aires de plus en plus étendues de la planète,

  • accumulation de déchets durables (plastiques, nucléaires, etc.) qui ne semblent plus pouvoir être résorbés.

  • puits terrifiants de violences possibles en cas de conflits majeurs du fait des capacités destructrices des armements.

Les impacts humains de ces phénomènes réduisent drastiquement les possibilités d’avenir de l’humanité. C’est pourquoi désormais nous avons la plus grande difficulté à nous projeter dans l’avenir. Ce que signale le symptôme de la forte baisse de la natalité.

Cette impuissance est-elle irrémédiable ? Ne pouvons-nous pas la surmonter ?

Mais bien sûr, nous le pouvons ! Il suffit de documenter les relations de causalité entre l’usage de nos techniques et les nuisances qu’elles occasionnent, afin de mesurer cet usage pour la sauvegarde d’un avenir désirable. On peut très bien faire moins et différemment pour ménager l’avenir ! Il suffit de savoir ce qu’on veut. Or, ménager l’avenir pour sa descendance n’a-t-il pas toujours été un devoir prioritaire des humains ?

Car la science a très bien établi les connaissances sur les effets néfastes des techniques de puissance utilisées actuellement par l’humanité, et depuis longtemps. Par exemple, dès la fin du XIXe siècle le phénomène de réchauffement climatique par l’usage des énergies fossiles était scientifiquement identifié. Et il y a un demi-siècle le rapport du Club de Rome avertissait de manière précise sur les échéances prévisibles et sur la nécessité de réformer sans délai notre rapport à l’énergie artificielle.

Et ce savoir est aisément accessible à tous, par exemple sur Wikipedia !

Alors pourquoi nous sentons-nous impuissants collectivement à maîtriser notre avenir ?

N’est-ce pas parce qu’il ne s’agit pas d’un problème de connaissance, mais d’un problème de relation sociales, plus précisément d’un problème de relations de pouvoir ?

Ce qui revient à dire que le problème de notre impuissance commune est un problème politique !

Comment poser ce problème politique ?

Une longue tradition politique, celle dite « de gauche » nous a appris à le poser : Il faut contrer le pouvoir d’affairistes qui poussent à un usage démesuré de la puissance technique pour leur intérêt particulier, au mépris du bien commun.

Or nous posons ce problème politique dans le cadre d’un régime démocratique, c’est-à-dire en lequel nous pouvons au moins discuter du bien commun – c’est ce que nous faisons en nos cafés-philo – et choisir, par le vote, nos représentants pour faire les lois et nos gouvernants pour les appliquer.

Donc, la solution à notre impuissance est à notre portée. Nous sommes une immense majorité de citoyens à constater que les pratiques actuelles d’usage frénétique de notre puissance technique compromettent notre avenir ; il nous suffit de voter pour des personnes qui s’engagent à règlementer ces pratiques de façon à les rendre compatibles avec un avenir commun désirable, tout en privant les affairistes et leurs affidés du pouvoir politique.

Est-ce ce qui se passe ? Non !

Et pourtant, à la fin du siècle dernier, l’humanité s’est vraiment crue capable de s’engager vers un nouveau cap. Il y eut d’abord la chute du bloc soviétique fin 1989 : la démocratie est apparue alors comme devant être la norme du bon gouvernement sur toute la planète. Ensuite, l’immense majorité des Etats se sont mobilisés pour prendre en main la menace du réchauffement climatique en s’engageant à réduire de 5% leurs émissions de gaz à effet de serre, par rapport à 1990, d’ici 2010 (accord de Kyoto, 1997).

Cela ne s’est pas du tout passé comme attendu. Fin 2000, les milieux conservateurs américains ont réussi à imposer Bush junior, soutenu par les pétroliers, à la présidence des Etats-Unis, contre Al Gore et son programme de maîtrise écologique, qui avait pourtant la majorité des suffrages populaires. Avec le 11 septembre 2001, beaucoup d’Etats occidentaux se sont tournés vers la guerre, activité particulièrement incontinente en émissions carbonées. D’autre part une campagne de désinformation sur le réchauffement climatique s’est développée à l’instigation de majors de l’industrie énergétique. Si bien qu’avant la fin de la décennie les deux nations les plus impliquées alors dans le réchauffement, les Etats-Unis et le Canada, s’étaient retirées de l’accord de Kyoto.

Tous ces choix, venant d’individus de pouvoir, ont signifié une perte par l’humanité, au tournant du millénaire, de la maîtrise de son avenir. D’ailleurs, depuis, l’idée de Progrès comme valeur partagée pour investir l’avenir, a disparu de l’espace public !

Y a-t-il eu une riposte démocratique ? Non ! Si ce n’est, indirectement, le référendum en France sur la Constitution européenne, en 2005, qui a décidé clairement son rejet (à 55%). Mais deux années plus tard ce rejet était annulé par un tour de passe-passe juridique qui bafouait la volonté populaire. Le peuple est-il alors descendu dans la rue pour que soit respectée sa souveraineté ? Pas du tout.

Tant il est vrai que le peuple avait déjà intégré que le véritable pouvoir lui avait échappé, qu’il était ailleurs, du côté des acteurs dominants du marché.

D’ailleurs, s’agissait-il encore d’un peuple ? Car un peuple ne se définit qu’autant que les citoyens se retrouvent dans l’affirmation d’une volonté commune pour un bien commun à venir.

Dès lors que, dans une population, ne prévalent que les opinions particulières, versatiles et manipulables au gré des unes de médias dominants, on est dans l’« opinion publique », celle qui est compilée à partir des questionnaires de sondeurs, et toujours apprêtée pour justifier une décision du pouvoir. Pas besoin de faire un référendum sur la relance de l’industrie de l’énergie nucléaire, n’est-ce pas, l’opinion publique est évidemment pour ! C’est pourtant le choix technique qui impacte l’avenir de l’humanité de la manière la plus implacable !

On remarque cependant que la volonté commune qui fait devenir peuple reste une potentialité – les gens ont de la mémoire ! – qui affleure en certaines circonstances, comme lors de la séquence des « Gilets jaunes » (2018-2020), tout particulièrement avec cette résilience qu’a manifesté la conclusion de la « Convention citoyenne pour le climat » (2020), laquelle rétablissait véritablement une perspective d’avenir.

Mais là encore, le pouvoir du marché a rejeté progressivement et à bas bruit cette réhabilitation de l’avenir, et il n’y avait alors plus de peuple pour descendre dans la rue pour l’imposer.

C’est pourquoi dans notre livre Démocratie… ou mercatocratie ?, nous développons la thèse que le pouvoir souverain – celui qui a le dernier mot – dans notre société mondialisée est le marché, au sens donné à ce terme par l’économie politique. Il s’ensuit que nous ne pouvons comprendre notre situation actuelle d’impuissance qu’à la condition de bien nommer le pouvoir qui nous ligote : c’est une mercatocratie – étymologiquement : le pouvoir du marché.

La mercatocratie est une forme inédite de pouvoir politique, apparue en Occident au début du XIXe, et déjà bien repérée par Tocqueville dans son étude De la démocratie en Amérique (1840) : « Je pense donc que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. (…) J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, (…) pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple. » (Gallimard, 1968, pp. 347-348)

Nous proposons ci-dessous, comme premier aperçu, quelques caractères très significatifs de la mercatocratie qui permettent d’éclairer l’impuissance commune présente :

  1. La mercatocratie, est un pouvoir asservissant. Cela veut tout simplement dire qu’elle traite les individus comme de simples instruments au service de l’intérêt particulier de ceux qui sont les mieux placés dans ce pouvoir, et qu’on peut commodément appeler affairistes.

  2. Pourtant la mercatocratie est un pouvoir abusif qui a le caractère très étonnant de ne pas être incompatible avec les libertés démocratiques. Cela signifie qu’elle est capable de gagner le libre consentement des individus à leurs comportements serviles.
    Comment comprendre cette conjugaison de l’asservissement avec la liberté ? Comment peut-on librement choisir d’être asservi ?
    Cela ne peut être compris qu’au moyen d’un approfondissement de la notion de liberté.

  3. Un autre caractère singulier de la mercatocratie est d’être essentiellement dynamique. C’est une logique de pouvoir qui ne subsiste que dans son accroissement sans relâche. Cela vient du fait qu’elle fonde entièrement les relations sociales sur la compétition. D’où ce culte de la croissance – comprendre la croissance pécuniaire liée à l’amplification des flux marchands – qui la caractérise. C’est ainsi que la mercatocratie depuis l’Europe occidentale où elle est apparue il y a deux siècles, s’est mondialisée – c’est son expansion spatiale – comme elle s’est immiscée toujours plus intimement dans la vie des individus – c’est son intensification sociale.

  4. La mercatocratie est un pouvoir social inédit aussi en ce qu’il ne s’appuie pas essentiellement sur la force (quoiqu’il s’en serve accessoirement), mais sur une communication manipulatrice envahissante. Il reste que c’est un pouvoir qui se nourrit, comme tout autre pouvoir abusif, de violence – sauf que cette violence pèse essentiellement sur l’environnement naturel.

  5. La mercatocratie est un pouvoir indéfiniment disséminé. Chacun y est maître à la mesure de sa richesse pécuniaire. Mais c’est aussi un pouvoir qui secrète nécessairement un prolétariat, lequel n’est qu’un esclavage sans les chaînes et les fouets. Le prolétariat est une catégorie d’humains qui sont mis en situation de ne pouvoir survivre qu’en vendant leur énergie vitale au service de la valeur marchande. La biosphère est toujours la victime finale de la mercatocratie.
    Il est remarquable que la mercatocratie génère une hiérarchie stable. Tout en haut, il y a les grands affairistes – les plus grands responsables donc de l’impuissance commune devant les catastrophes annoncées. Ils sont entourés d’une cour d’affidés essentiellement voués à la communication (en laquelle on peut inclure la plupart des hommes politiques en vue). Ensuite, il y a la masse des travailleurs-consommateurs, chargée d’activer la circulation des marchandises aux deux bouts, de la production à la déjection. Ensuite, il y a donc le prolétariat, là où il est nécessaire ou plus rentable d’utiliser les corps humains et leurs habiletés pour produire de la valeur marchande (les usines-ateliers de façonnage des vêtements, de composants électroniques, les mines de métaux et autres matériaux rares, etc.). Enfin, tout en bas de la hiérarchie, il y a toujours les autres espèces animales et leurs supports atmosphérique, aqueux et rocheux, soit la biosphère, laquelle est exploitée à mort !

  6. La mercatocratie est sans fin. Elle est sans fin au sens où elle n’a pas de but à proposer à l’aventure humaine. On sait, depuis la fin du XXe siècle, qu’elle n’est même plus capable d’invoquer un progrès de l’humanité qui justifierait l’afflux toujours plus grand de marchandises, comme leur incessant renouvellement.

  7. Elle instille un rapport pathologique au temps vécu au moyen d’une organisation sociale et une communication envahissante qui concourent à l’escamotage systématique de la pensée de l’avenir. Pour cela elle rabat les désirs humains sur la quête de sensations bonnes née des frustrations du présent. Ce qui est nier la dimension d’avenir de l’existence humaine pour la cantonner à la rectification du présent. C’est en ce sens qu’elle peut être dite coutermiste. Cela a deux conséquences :

    1. Elle crée un mal-être existentiel, car une vie humaine ne peut vivre de manière harmonieuse dans le temps qu’en pensant son présent en fonction de son expérience passée pour se projeter dans l’avenir. Ce mal-être alimente la consommation comme succédanée éphémère à une existence inconsciemment frustrée de sa plénitude temporelle.

    2. Elle est aveugle aux catastrophes qu’elle apprête pour la société. C’est ainsi qu’aujourd’hui, on parle de relancer l’industrie de l’énergie nucléaire pour continuer la croissance du marché sans ne serait-ce qu’évoquer la charge surhumaine de gestion des sous-produits extrêmement dangereux de cette industrie sur de milliers d’années.

L’analyse de cette forme singulière de pouvoir qu’est la mercatocratie nous permet de comprendre pourquoi, quoique jouissant des libertés démocratiques, nous soyons collectivement impuissants à reprendre la main sur notre avenir. Il faut alors rappeler Spinoza qui enseignait que comprendre la cause adéquate d’un phénomène, c’est retrouver notre puissance d’agir sur ce phénomène.

Pierre-Jean Dessertine



Référence : P-J Dessertine : Démocratie... ou mercatocratie ?, Édition Yves Michel, 2023