L'homme est la mesure de toutes choses (Protagoras)

Résumé de l’intervention de Pierre Kœst, le 22 novembre 2016

Cette formule de Protagoras citée par Platon, notamment dans le Théétète 152a , et le Cratyle 385e, devait être célèbre, puisque lorsque Socrate demande à son propos à Théétète : « Tu as lu cela, probablement ? », son jeune interlocuteur, lui-même disciple d’un disciple de Protagoras, répond : « Je l’ai lu, et bien souvent. » [Théétèté,152 a].

1. Les sophistes, précurseurs des «conseillers en communication » ?

Il est tentant, pour interpréter cette phrase, de le faire à partir de préjugés nés d’une lecture hâtive de Platon : les professeurs de rhétorique qu’étaient les sophistes seraient tous à mettre dans le même sac : des bonimenteurs sans scrupules, qui cachent sous des dehors de sagesse leur appétit d’argent et de pouvoir, ou l’étalent cyniquement, comme le Calliclès du Gorgias, dont on ne sait si il a existé : Celui ci fait l’apologie des plus fortes passions que « pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même au lieu de les réprimer, et leur « donner satisfaction par son courage et son intelligence, en leur prodiguant tout ce qu'elles désirent.» (Gorgias, 491e). Le personnage de Thrasymaque au livre 1 de La République, 338c-344c, donne également l’image d’une brutalité irrationnelle, vantant les mérites de la tyrannie. On peut ainsi faire de ces professeurs sans scrupules les précurseurs de la « persuasion clandestine » (The hidden Persuaders de Vance Packard), donc de la « com » ou la pub, qui régit, sans états d’âme et à seule fin lucrative, non seulement nos produits de consommation, mais tout ce qui peut se vendre, y compris nos leaders politiques,.

Ainsi, la formule de Protagoras est elle lue comme une affirmation relativiste, individualiste, et pulsionnelle : tout un chacun aurait le droit de penser, de dire, ou de faire ce qu’il veut, en se souciant comme d’une guigne de ce que pensent ses contemporains. On croit voir dans le relativisme de Protagoras la destruction de toute idée de Vérité (Alêtheia), en oubliant que l’un de ses principaux ouvrages, hélas perdu, portait le titre de « De la Vérité ».

Jacqueline de Romilly rend justice aux Sophistes[1] en nous montrant que les choses ne sont pas si simples :

« Ils avaient eux-mêmes reconstruit un monde à la mesure de l’homme et fondé sur ses seules exigences ; dans ce monde, les nécessités de la vie en commun restituaient à la justice, à la bonne entente et aux vertus en général une nouvelle place et un nouveau sens. Tous les systèmes de pensée humanistes, où l’on crée ses valeurs dans un cadre existentiel, sont en germe dans ce redressement. Enfin, devant cette importance du groupe politique et de la vie en commun, ils ont amorcé une philosophie politique qui a nourri celle de Platon et d’Aristote, puis par leur intermédiaire, la pensée politique qui a suivi, de Cicéron à nos jours. op.cit. p. 333-4

Nous tenterons donc de nous faire l’avocat de ce diable que serait Protagoras, en tentant de lire autrement sa célèbre phrase, citée par Platon dans le Théétète [152] a[2] ?

« L’homme est la mesure de toutes choses ; pour celles qui sont, mesure de leur être ; pour celles qui ne sont point, mesure de leur non-être »

2. Mesure et utilité
Le mot « mesure » [metron :μέτρον] » suppose une référence (le « mètre » étalon par exemple], un étant à envisager, et un compte-rendu de cette mesure, un langage, un logos qui recueillera et dira quelque chose de ce qui est mesuré, autrement dit qui l’évaluera : il décidera à propos de cet étant s’il est pure apparence ou réalité, s’il est bon ou mauvais, beau ou laid, utile ou nuisible. Mais d’où vient la légitimité, la valeur de l’évaluation ? Les choses ont-elles en elles-mêmes une valeur intrinsèque à laquelle nous aurions à nous conformer, ou est-ce nous qui leur donnons de la valeur ?

Un Châteauneuf du Pape 2009 est-il bon parce que lorsque je le bois mes papilles éprouvent une sensation délicieuse, alors que mon voisin, amateur d’eau minérale ou bon musulman, ne l’appréciera aucunement? -. La réponse n’est pas si simple, car, si l’on ne peut donner tort à l’un plutôt qu’à l’autre, et même si l’on répond que les deux sont dans le vrai, encore reste-t-il à articuler ces deux vérités. Ce vin pourrait-il être à la fois bon et mauvais ? C’est ce genre de dilemme qui court dans les dialogues socratiques, et fait surgir la question commune à laquelle Socrate et Protagoras acceptent de se confronter, d’un commun accord.

3. Que veut dire « toutes choses » ?
Hannah Arendt note[3] que la simple traduction habituelle « mesure « de toutes choses » est erronée. Le mot chrêmata ne signifie absolument pas « toutes choses » mais spécifiquement choses employées, demandées ou possédées par l’homme. « L’homme est la mesure de toute chose », traduite en grec, donerait : anthrôpos metron pantôn, à la manière dont, par exemple, Héraclite dit « polemos patèr pantôn » : le combat est le père de toutes choses.

L’homme devient alors l’évaluateur de toutes les choses sur lesquelles il peut avoir mainmise, qu’il possède, ou dont il se prétend « maître et possesseur ». Cela va bien dans le sens de ce que dit Protagoras dans le dialogue éponyme :« L’objet de mon enseignement, c’est la prudence [εὐϐουλία] pour chacun dans l’administration de sa maison et, quant aux choses de la cité, la capacité d’intervenir mieux que personne par la parole et par l’action. » Protagoras, 319 a,

Mais où s’arrête le règne des choses utiles [chrêmata, χρημάτα] ? Même si « l’homme » de la phrase est un homme singulier, son évaluation ne saurait être purement individuelle[4]: pour un grec de l’antiquité, c’est au sein d’une cité que nous vivons et parfois utilisons le monde, celui-ci nous est commun, malgré nos différences d’évaluation., Ce que nous avons sous la main, les χρημάτα, peut en fait s’étendre à tout, et même à ce qui n’est pas présent pour nous.

Ceci peut permettre d’expliquer un fait étonnant : Plus loin, dans le Théétète, en 178b, Platon altère la citation de Protagoras, en omettant les χρημάτα, « les choses utiles », comme dans les traductions que dénonçait H.Arendt :

« Voici donc quelles questions nous ferons à Protagoras et à tous autres qui soutiennent les mêmes thèses : « Mesure de toutes choses est l’homme » [Πάντων μέτρον ἄνθρωπός ἐστιν ] dites-vous, ô Protagoras : du blanc, du lourd, du léger, et, sans aucune exception, de toutes impressions pareilles. Il en a, en effet, le critère en soi-même : donc, telles il les éprouve, telles il les croit, et, par suite, les croit vraies pour lui et, pour lui, existantes. »

La modification est surprenante ! Notre hypothèse est que Platon suggère par là que ce monde qui nous est « commun », même si chacun de nous le voit différemment, à sa manière, ne saurait se limiter à « τῶν οἰκείων », les choses de la maison, ni même à « τῶν τῆς πόλεως », les choses de la cité, mais concerne tout simplement le monde, le cosmos, l’être dans sa totalité, car c’est le monde entier qui concerne l’homme, et c’est celui-ci qui a(urait) la charge de l’évaluer.

4. Quel est cet « homme » qui est la mesure de toutes choses ?
« ἄνθρωπός », anthrôpos, peut désigner l’homme en général, aussi bien qu’un homme en particulier. Mais ce serait selon nous un contre-sens que d’y voir l’individu, isolé, coupé de son statut politique de citoyen. Nous l’avons dit, l’homme est pensé chez les grecs dans la cité, il a un monde ensemble, avec ses concitoyens. Même les sophistes les plus centrés sur la réalisation des désirs de chacun posent toujours le problème en termes politiques, en termes de Justice, de Sagesse, ou de vérité. Il est juste que le fort l’emporte, selon Calliclès, mais pas seulement pour lui-même, également pour la bonne marche de la Cité.

Tous les sophistes ont une conception de la Justice, et même de la « Vérité », même si elles prennent des aspects très différents. L’homme est déjà, avant qu’Aristote ne le dise, animal politque [ζῷον πολιτικόν] et en même temps animal doué de langage [ζῷον λόγον ἔχων]. Autrui est toujours déjà là, en tout cas comme comme concitoyen.

Platon n’est donc pas si éloigné de Protagoras que l’on veut bien le dire, puisqu’il il se pose les mêmes questions que lui et les autres sophistes : comment bien vivre dans une cité, alors que chacun, comme on dit, « voit midi à sa porte », sans pour autant que le mot qui signifie « midi » perde son sen) ?

5. Interprétation globale de la formule : chaque citoyen est le gardien[5] du sens de toutes choses.
La phrase de Protagoras est moins l’affirmation d’un « relativisme « absolu qu’un problème, son relativisme est lui-même relatif, lorsqu’il dit :

« Il y a des gens plus sages les uns que les autres, sans que personne n’ait des opinions fausses ; et toi, que tu le veuilles ou non, il te faut supporter d’être mesure ».167b

Il ne s’agit donc pas pour Protagoras, de l’emporter pour l’emporter, la rhétorique qu’il défend n’est pas là pour simplement exacerber les appétits de chacun, et, au passage, s’enrichir en faisant cher payer son enseignement. En témoigne l’extraordinaire moment où Socrate (et en coulisse Platon) imagine la leçon de bonne conduite philosophique que Protagoras aurait pu lui donner :

« [Si tu veux contester cette thèse] observe, en ce cas, cette règle : ne pas conduire tes interrogations en un esprit d’injustice. [μὴ ἀδίκει ἐν τῷ ἐρωτᾶν]. Or on fait injustice en pareille matière quand on ne pratique point séparément le conteste oratoire, d’une part, et, d’autre part, la discussion dialoguée; là, jouant et abattant l’adversaire aussi souvent qu’on le peut ; mais, au dialogue, apportant ardeur sérieuse, y redressant l’interlocuteur, faisant état, contre lui, de ces seules chutes qui sont dues à ses propres déviations ou aux mauvais entraînements de leçons antérieures. […] Si donc tu veux m’écouter, c’est dans l’esprit que j’ai dit précédemment, non d’animosité, non de bataille, mais de compréhension bienveillante, qu’il te faut, siégeant ici de compagnie, sincèrement examiner ce que peut bien vouloir dire notre déclaration. (Théétète, 167e-168b).

On comprend alors l’énorme importance de la rhétorique dans le travail de mesure, d’évaluation, de toutes choses, c’est à dire dans le débat démocratique et philosophique . Là-dessus Protagoras, Gorgias, et Socrate sont d’accord, même si Socrate préfère le dialogue (qui laisse le temps de la réflexion) à l’opposition frontale de longs discours qui risquent d’étourdir l’auditeur pour le persuader.

C’est Protagoras (et pas seulement Socrate) qui pose le problème politique majeur : Est-ce que la vertu (ἀρετή, le « bien se comporter » dans la cité) peut s’apprendre ?

Socrate comme Protagoras le pensent, même si la nature est pour quelque chose dans la « vertu », ils accordent tous les deux une grande importance à l’éducation, la paideia du citoyen.

Au départ, les deux partent du constat effectif de la relativité de la vérité, du fait qu’elle ne peut apparaître qu’en chacun d’entre nous, en se diversifiant, en revêtant une infinité de points de vue différents :
[Protagoras :] « Car moi, j’affirme que la Vérité est telle que je l’ai écrite : mesure est chacun de nous, et de ce qui est, et de ce qui n’est point. Infinie pourtant est la différence de l’un à l’autre, par le fait même qu’à l’un ceci est et apparaît, à l’autre cela. » Théétète, 166d

Protagoras en vient-il pour autant, comme on le dit parfois, à un scepticisme généralisé ? Non :

« La sagesse, le sage, beaucoup s’en faut que je les nie » Voici par quoi, au contraire, je définis le sage : toutes choses qui, à l’un de nous, apparaissent et sont mauvaises, savoir en invertir (μεταϐάλλειν) le sens de façon qu’elles lui apparaissent et lui soient bonnes. » 166 d

On pourrait à la limite parler ici d’un utilitarisme de Protagoras, mais on doit surtout remarquer le travail d’« inversion »[6] qui fait écho à la « conversion » de l’éducation dans La République.

« De même, dans l’éducation, c’est d’une disposition à la disposition qui vaut mieux que se doit faire l’inversion : or le médecin produit cette inversion par ses remèdes, le sophiste par ses discours [ὁ δὲ σοφιστὴς λόγοις]. D’une opinion fausse, en effet on n’a jamais fait passer personne a une opinion vraie; car l’opinion ne peut prononcer ce qui n’est point ni prononcer autre chose que l’impression actuelle, et celle-ci est toujours vraie. [ταῦτα δὲ ἀεὶ ἀληθῆ]. Je pense plutôt qu’une disposition pernicieuse de l’âme entraînait des opinions de même nature ; au contraire, par le moyen d’une disposition bienfaisante, on a fait naître d’autres opinions conformes à cette disposition ; représentation que d’aucuns, par inexpérience, appellent vraies [τὰ φαντάσματα ὑπὸ ἀπειρίας ἀληθῆ καλοῦσιν] ; pour moi, elles ont plus de valeur les unes que les autres [ἐγὼ δὲ βελτίω μὲν τὰ ἕτερα τῶν ἑτέρων], ; plus de vérité pas du tout [ἀλθέστερα οὐδέν.]. Ceux des orateurs qui sont sages et bons font qu’aux cités ce sont choses bienfaisantes au lieu de pernicieuses qui semblent justes. Toutes choses, en effet, qui a chaque cité, semblent justes et belles lui sont telles tant qu’elle le décrète ; mais le sage, au lieu de pernicieuses qu’elle peuvent être l’une ou l’autre aux cités, les fait et être et sembler bienfaisantes [chrêsta, χρηστὰ]. […] Ainsi il y a des gens plus sages les uns que les autres, sans que personne ait des opinions fausses ; et toi, que tu le veuilles ou non, il te faut supporter d’être mesure [καὶ σοί, ἐάντε βούλῃ ἐάντε μή, ἀνεκτέον ὄντι μέτρῳ] « Théétète, 167 a-b

6. Où Platon (plus que Socrate d’ailleurs) se sépare-t-il de Protagoras ?
C’est dans l’effort d’accéder à l’être, comme « monde vérité » disqualifiant la simple opinion (doxa), autrement dit c’est dans l’idée qu’il pourrait exister, au delà de l’opinion et des apparences, une science idéale (celle du philosophe sorti de la caverne[7] et contemplant les essences). Il faut que le divorce entre une multitude de vérités apparentes, fluctuantes[8], et individuelles se résorbe dans l’unité de l’ousia (l’essence) qu’elles doivent viser.

« En quel rang poses-tu donc l’être [tên ousian, τὴν οὐσίαν] ? Car c’est bien lui qui a la plus universelle extension.[186a]. « Celui-là peut-il atteindre la vérité qui n’atteint même pas jusqu’à l’être ? – Impossible. – Et là où l’on n’atteindra pas la vérité, pourra-t-on jamais avoir science ? [ἐπιστήμων] 186c

Cet effort était déjà celui du Cratyle : montrer que le langage a prise sur l’être

Ricœur enseignait[9] que :
« L’essence [ousia, οὐσία], est ce qui empêche que tout soit invention arbitraire dans le langage. Si le langage est convention, il a une histoire comme œuvre des hommes : l’essence c’est ce qui empêche que tout soit convention dans le langage. Le langage vient à l’homme sans que l’homme puisse le plier à son arbitraire. Le passage du « legein » au « logos » signifie qu’on ne peut dire n’importe quoi. Le Cratyle attaque avant le Théétète mais comme lui, la thèse de Protagoras de « l’homme-mesure de toutes choses » et lui oppose l’ οὐσία, mesure du langage. C’est une des première fois (avec Euthidème 11a) que l’être est nommé sous la forme substantive de l’ οὐσία ; l’intention du substantif est anti-subjectiviste : « crois-tu que l’ οὐσία est propre à chacun ? ». Or l’homme serait la « mesure de toutes choses » si le langage n’était que convention (385c). L’ « οὐσία », l’essence, c’est la mesure du langage. (Cratyle, 389d) »

Or cette idée d’une accession à l’essence, οὐσία, ne concerne pas que le philosophe ou le linguiste, mais aussi le législateur (nomothétês, νομοθέτης), au sens politique. Et c’est dans la mesure où le philosophe accède à la vérité de l’ousia par la dialectique (donc le logos) qu’il peut prétendre être roi, comme le souhaite République V. Mais Platon a le génie de reconnaître que cela, à quoi il aspire le plus, pourrait être ou tragique (cf son expérience malheureuse à Syracuse[10]), ou risible :

« Me voici arrivé à ce que nous avons comparé à la plus grosse vague; le mot sera dit pourtant, dit-il, comme une vague qui éclaterait de rire, me submerger sous le ridicule et le dédain. examine ce que je vais dire.
- Parle, dit-il.
A moins, repris-je, que les philosophes ne deviennent rois dans ]es états, ou que ceux qu'on appelle à présent rois et souverains ne deviennent de vrais et sérieux philosophes, et qu'on ne voie réunis dans le même sujet la puissance politique et la philosophie, à moins que d'autre part une loi rigoureuse n'écarte des affaires la foule de ceux que leurs talents portent vers l'une ou l'autre exclusivement, il n'y aura pas, mon cher Glaucon, de relâche aux maux qui désolent les états, ni même, je crois, à ceux du genre humain ; jamais, avant cela, la constitution que nous venons de tracer en idée ne naîtra, dans la mesure où elle est réalisable, et ne verra la lumière du jour. Voilà ce que depuis longtemps j'hésitais à déclarer, parce que je prévoyais combien j'allais choquer l'opinion reçue ; on aura peine en effet à concevoir que le bonheur public et privé n'est pas possible ailleurs que dans notre état. » République V, 473c-e

Tout cela peut expliquer la dernière opposition entre l’athéisme ou l’agnosticisme de Protagoras et l’affirmation de Platon dans les Lois remplaçant « anthrôpos » par « theos » dans la formule de Protagoras.

« Que doit, ou non, faire ou penser l’homme raisonnable ? […] Tout homme doit se dire en pensée qu’il sera du nombre de ceux qui font cortège à la Divinité. L’ATH. : « Eh bien, quelle sera donc l’activité chère à la Divinité et allant de pair avec quel ? Il y en a qu’une, et qui ne comporte qu’une seule formule : l’antique maxime que le semblable sera cher à son semblable si celui-ci est dans la juste mesure, tandis que les choses dépourvues de mesure ne sont chères, ni les unes aux autres, ni à celles qui ont de la mesure. C’est donc Dieu qui serait pour nous au plus haut degré la mesure de toute chose, et Lui bien plus tôt, je suppose, que ne l’est, au dire de certains, tel ou tel homme. » 716 b-c

Le divin (ho theos) n’est pas à confondre avec « Dieu », comme le fait le traducteur Auguste Diès, en y mettant une majuscule, pouvant laisser croire au lecteur qu’il s’agit là d’un combat du religieux contre une proto-laïcité athée. Le theos de Platon n’est pas le Dieu personnel du judéo-christianisme, ni même créateur : il représente la juste mesure et la justice. Et surtout, ce theos n’est important que parce qu’il renvoie au monde de l’éternellement vrai, donc de l’essence (ousia) :

« Il est impossible que le mal disparaisse, Théodore ; car il aura toujours, nécessairement, un contraire du bien. Il est tout aussi impossible qu’il ait son siège parmi les dieux : c’est donc la nature mortelle et le lieu d’ici ou-bas le parcours fatalement sa ronde. Cela montre quel effort s’impose : d’ici bas vers là-haut s’évader au plus vite. L’évasion, c’est de s’assimiler à Dieu dans la mesure du possible. »[φεύγειν ὅτι τάχιστα. Φυγὴ δὲ ὁποίωσις θεῷ κατὰ τὸ δυναρὸν] 176b
 
« Mais la vérité, la voici. Dieu [θεὸς] n’est, sous aucun rapport et d’aucune façon, injuste [ἄδικος],: il est au contraire suprêmement juste [δικαιότατος], et rien de lui ressemble plus que celui qui, à son exemple, est devenu le plus juste possible. C’est à cela que se juge la véritable habileté d’un homme, ou bien sa nullité, son manque absolu de valeur humaine. » [ἀνανδρία]. 176c

La théocratie étant rejetée depuis Solon et Périclès, le politique peut il être l’objet d’une science ? Platon a voulu, a recherché cette Science Politique, au sens fort du terme[11], en inventant (si l’on peut dire) l’ousia, l’essence, qui réconcilierait les vérités partielles de l’opinion. Mais sur quoi se fonde cette « croyance au monde vérité », dira Nietzsche, sinon dans un problématique « tenir pour vrai » qui est après tout déjà là chez Protagoras ? Dans le domaine politique en tout cas , aucune ontologie ne semble plus pouvoir nous dicter ce qu’il y a à faire, peut-être justement parce que la phrase de Protagoras a résisté à ce dictat de l’essence. L’absence d’une vérité stable, immortelle, est la garantie de la liberté humaine. La « vérité » politique est toujours à chercher, comme la sophia de la philosophie. Toute prétendue « science de l’histoire » (comme, par exemple, un certain marxisme a voulu l’être) ne mène-t-elle pas à vouloir imposer aux hommes une soi-disant vérité, une mesure qui les dépasse, autrement dit à faire leur soi-disant bonheur sans eux, et parfois malgré eux? La question mérite au moins discussion.

Il y a selon nous urgence à restaurer aujourd’hui ce que Protagoras appelait de ses vœux, un débat démocratique qui suppose une éducation[12] : non pas un formatage à une quelconque utopie, mais une capacité à dialoguer, argumenter, persuader, pour soi-même et pour les autres. Comme le disait fort bien ce sophiste (qui est aussi, n’en déplaise à Platon, un authentique penseur et philosophe), et c’est peut être là le plus bel héritage qu’il nous lègue : dialoguer non pour l’emporter, non dans « un esprit d’injustice, d’animosité, ou de bataille », mais de « compréhension bienveillante[13] ».

Pierre KOEST

[1] Dans Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès, Poche, Références, 2004
[2] «Πάντων χρημάτων μέτρον ἐστὶν ἄνθρωπος, τῶν μὲν ὄντων ὡς ἔστιν, τῶν δὲ μὴ ὄντων ὡς οὐκ ἔστιν »
[3] Condition de l’homme moderne, Agora, presses Pocket, Calmann-Lévy p.212
[4] « subjective » , dit-on parfois, en oubliant que la subjectivité moderne est née du cogito cartésien.
[5] « le berger de l’être » dira Heidegger
[6] Terme que reprendra Nietzsche en un autre sens: « inversion des valeurs » ou « transvaluation »
[7] Cf la célèbrissime allégorie du Livre VII de la République.
[8] « Il est clair que les choses ont par elles-mêmes un certain être permanent, qui n’est ni relatif à nous ni dépendant de nous. » [δῆλον δὴ αὐτὰ αὑτῶν οὐσίαν ἔχοντά τινα βέϐαιόν ἐστι τὰ πράγματα, οὐ πρὸς ἡμᾶς οὐδὲ ὑφ'ἡμῶν]. 386 e
[9] Platon et Aristote, Cours de Sorbonne, CDU, p.5-6
[10] Platon, ayant voulu faire passer ses idées en conseillant le tyran Denys, s’est retrouvé en disgrâce et vendu comme esclave, puis heureusement racheté et libéré par un de ses disciples.
[11] Alors que notre Science Po ou notre ENA développent un enseignement rhétorique finalement proche des pratiques courantes des sophistiques : cf les joutes politiques télévisées.
[12] Ce n’est certainement pas un hasard qu’à l’époque où l’on déplore la faillite de notre démocratie, on constate aussi les carences de notre éducation. Que la langue française soit si mal maîtrisée dans nos écoles n’est pas seulement grave pour les nostalgiques des « humanités », cela est grave, n’en déplaise à notre actuelle ministre de l’éducation, pour notre démocratie, qui suppose que chacun sache exprimer, débattre, et défendre son opinion pour arriver à un consensus.
[13] Platon, Théétète, 168b

25/11/2016 : Conservation du passé et mémoire collective

A propos de ce thème, mémoire collective, j’aimerais aborder trois sujets :
- les rapports entre mémoire collective et mémoire individuelle
- les rapports entre mémoire collective et Histoire
- La question de l’oubli

La mémoire désigne à la fois la capacité d'un individu ou d'un groupe humain de se souvenir de faits passés et de se souvenir de lui-même. Dans le cas d’une personne, elle est individuelle ; dans le cas d’un groupe, elle est collective. Selon la définition de Maurice Halbwachs, un sociologue français (1877-1945), la « mémoire collective » est une théorie scientifique stipulant qu’on ne se souvient jamais seul.

Le thème de la mémoire collective touche de manière essentielle la question du principe de cohésion sociale. La fonction publique de la mémoire collective, sous forme de commémorations ou de musées, tout comme l’évocation de souvenirs traumatisants pour toute une collectivité, suscite un vif débat dans un grand nombre de champs d’analyse, allant des sciences cognitives à la politologie, la sociologie, l’histoire et les autres disciplines des sciences sociales.

Trop de mémoire ou trop d’oubli ?
Paul RICOEUR, dès la première page de son ouvrage magistral « La mémoire, l’histoire, l’oubli », nous incite à réfléchir sur la notion de juste mémoire :

« Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués ».

Quelle est la dialectique entre la mémoire et l’oubli et où est l’histoire dans cette dialectique ? L’histoire peut-elle jouer le rôle de juste milieu entre trop de mémoire et pas assez, entre trop d’oubli et pas assez ?

Et se pose aussi la question du mal passé : quel regard, quel jugement pouvons-nous porter sur le passé ?

Dans son livre « Mémoire du mal Tentation du bien » , Tzvetan Todorov nous dit que se souvenir du mal passé ne suffit pas pour empêcher les errements présents. La mémoire n'est pas toujours, et intrinsèquement, une bonne chose, ni l'oubli une malédiction. Ce n'est pas en nous prenant pour l'incarnation du bien, en donnant des leçons de morale à nos concitoyens comme aux pays étrangers que nous échappons au mal. Dans une réflexion exigeante sur le siècle, depuis la naissance des totalitarismes jusqu'à la guerre du Kosovo, en passant par la bombe atomique d'Hiroshima, Tzvetan Todorov s'interroge sur le sens de cette histoire tragique.

Martin Videcoq, octobre 2016

Pour prolonger le café-philo sur la philosophie



Qu’est-ce qu’un philosophe ? Qu’est-ce que la pratique philosophique ?
Quelques références et réflexions pour prolonger notre café Philo
Mes commentaires sont en italiques

« Zeus – Toi,  dispose les bancs et prépare le lieu pour les arrivants ;  toi, amène les philosophes et aligne-les ; mais d’abord fais-leur  une beauté pour qu’ils présentent bien et attirent le plus de gens possible. Et toi, Hermès,  sois  le crieur et appelle les clients.
Hermès – Qu’une bonne fortune fasse venir les acheteurs au marché !  Nous allons vendre à la criée des philosophes de toute espèce avec des systèmes de toutes les couleurs. Ceux qui ne peuvent pas payer comptant  payeront  l’année prochaine après avoir donné caution. »
Lucien de Samosate :  Philosophes à vendre  (IIème siècle)

Ainsi certains paradent-ils dans nos petits écrans….

« Qu'est-ce que la philosophie ?
Chère Sophie, Les gens ont toutes sortes d'occupations : certains collectionnent les pièces anciennes ou les timbres, quelques-uns s'intéressent aux travaux manuels ou au bricolage et d'autres consacrent presque tout leur temps libre à tel ou tel sport. Beaucoup apprécient aussi la lecture. Mais tout dépend de ce qu'on lit. On peut se contenter de lire des journaux ou des bandes dessinées, n'aimer que les romans ou préférer des ouvrages spécialisés sur des sujets aussi divers que l'astronomie, la vie des animaux ou les découvertes scientifiques. Si j'ai une passion pour les chevaux ou les pierres précieuses, je ne peux pas exiger des autres qu'ils la partagent. Et si je ne manque pas un reportage sportif à la télévision, cela ne me donne pas pour autant le droit de critiquer ceux qui trouvent le sport ennuyeux.
            Et s'il y avait pourtant quelque chose de nature à intéresser tous les hommes, quelque chose qui concernerait chaque être humain, indépendamment de son identité et de sa race ? Eh bien oui, chère Sophie, il y a des questions qui devraient préoccuper tous les hommes. Et ce genre de questions est précisément l'objet de mon cours ». Jostein Gaarder, Le monde de Sophie, Ed. Seuil 1995, p.26-27

« Tous les hommes désirent naturellement savoir » Aristote, Métaphysique A 980a21)

« Devraient » : mais pourquoi si peu s’y emploient ? « Désirent savoir » : pourquoi tant de gens préfèrent-ils l’ignorance ? Toute philosophie se doit de se confronter à ce mystère.

« Cet état, qui consiste à s’émerveiller/s’étonner (θαυμάζειν est tout-à-fait celui d’un philosophe ; la philosophie en effet ne débute pas autrement. » Platon, Théétète (155d) 
« C’est, en effet l’étonnement (τὸ θαυμάζειν) qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs à philosopher.  (Métaphysique, A2 982b 13).

« Le mot grec philosophia (φιλοσοφία) est un chemin sur lequel nous cheminons ». Heidegger Questions II  p.14.

Le mot « philosophe » a très vraisemblablement été un néologisme créé par Héraclite d’Ephèse (544-480 av.JC),
« Il faut, oui tout à fait, que les hommes épris de sagesse (φιλοσόφους ) soient les juges des nombreux (de la foule) » Héraclite, Fragments, 24 (35) 
«  Il est sage que ceux qui ont écouté, non moi, mais le discours, conviennent que tout est un (ὁμολογεῖν σοφόν ἐστιν ἓν πάντα εῖναι )» Héraclite, Fragments, 1(50).
Le sophon, ce qui est sage, c’est s’accorder par le discours (logos) à cela : Tout est un, Un est le tout. La sophia est plus qu’une vision du monde, elle a l’ambition d’être une pensée de l’uni-vers. Rechercher le sophon, c’est avec le logos (langage pensant) rechercher du sens.
Dès Platon, le « philosophe » se trouve confronté à des rivaux, les « sophistes » qui comme leur nom l’indique, eux aussi, ont une prétention à la sophia et disentt parfois la détenir :
« Jamais personne depuis des années ne m’a posé une question qui ait pu me surprendre. » Gorgias 447d  La Rhétorique est pour Gorgias « le savoir qui est réellement le bien suprême et qui donne à qui le possède la liberté pour lui-même et la domination sur les autres dans sa patrie, […] J’entends par là le pouvoir de persuader par le discours (Gorgias 452). « Elle englobe en elle-même, pour ainsi-dire, et tient sous sa domination toutes les puissances. » (456a).
A relier avec la nouvelle sophistique, la « Com », la Pub. La seule chose qui compte est faire passer un message, quelque soit le contenu, vrai ou faux, nuisible ou non. 2400 ans avant, Platon critique les communicateurs et l’audimat :
«  La Rhétorique n’a pas besoin de connaître la réalité des choses, il lui suffit d’un certain procédé de persuasion qu’elle a inventé, pour qu’elle paraisse devant les ignorants plus savants que les savants. » République Livre VI, 493 a   459b).
Mais ce qui est pour Platon négatif, est au contraire un atout pour Gorgias: « N’est-ce pas une merveilleuse facilité, Socrate , que de pouvoir sans aucune étude des autres arts, grâce à celui-là, être l’égal de tous les spécialistes? » (Gorgias 459c).
=> Le philosophe se trouve pris entre deux pôles : manipulateur d’opinions, entre autre dans l’arène politique,  ou  prétendant à la vérité?  Cette hésitation est celle qui traverse la philosophie de Platon, dans l’opposition  Platon/Socrate.
La philosophie continue, à vouloir dépasser la simple doxa (opinion, mais aussi apparence).
Mais est-elle capable d’atteindre ce sophon, une vérité universelle? Si elle ne le peut, ne risque-t-elle pas d’aboutir à un relativisme, à l’éclatement de la philosophie en une multitude  de points de vue, d’opinions ?
Socrate ne réussit peut-être pas, mais il essaie : il est l’emblème du médiateur, de l’éveilleur, de l’accoucheur.  Il n’enseigne pas un savoir mais une éro-sophie : la philosophie comme désir, comme quête jamais achevée. Il n’est pas un maître qui sait tout, mais le sujet supposé non-savoir, fait pour éveiller le désir (cf détournement du désir sexuel d’Alcibiade vers la philosophie dans Le Banquet). du sophon. C’est le désir (eros) qui provoque l’étonnement.
 La philosophie a bien sûr un autre versant chez Platon : l’idée du philosophe roi qui guiderait la république.  Le philosophe deviendrait un maître à penser et un maître politique. En cela, Platon est élitiste, ne serait-ce que parce que le peuple est manipulable par les sophistes, et que le souvenir de la condamnation de Socrate pèse lourdement dans la balance :

« Y a-t-il un moyen de faire admettre ou reconnaître  au peuple que c’est le beau en soi qui existe, mais non la multitude de belles choses, que c’est chaque chose en soi qui existe, mais non la multitude des choses particulières ?
-          il n’y en a pas, dit-il.
-          Il est donc impossible, dis-je,  que le peuple soit philosophe ?
-          Impossible !
-          C’est donc aussi une nécessité que les philosophes soient critiqués par le peuple ?
-    C’en est une. »    République VI, 494 a

Et pourtant, la constante référence à Socrate garantit malgré tout que la vérité n’est pas l’affaire d’un seul, elle est nécessairement dia-logique, donc collective. Sinon Socrate enseignerait, au lieu de tout le temps poser des questions !
« Notre rapport avec le vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou ce n’est pas au vrai que nous allons. » Merleau-Ponty Eloge de la philosophie p.40

De plus, les idées platoniciennes sont devenues « concepts » dans la philosophie moderne :
« Les concepts  ne nous attendent pas tout faits, comme des corps célestes. Il n’y a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés, fabriqués, ou plutôt créés. […]  Le philosophe est l’ami du concept, il est en puissance de concept. »  Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie,  p.11

Que demande-t-on généralement au philosophe ?
- d’être un guide politique: Cf Platon à Machiavel, Hobbes, Rousseau, Kant et les philosophes des lumières, Hegel, les socialistes dits utopiques, et bien sûr Marx). Problème de l’utopie tournant en dystopie.
- d’être un guide moral.  On a pu voir dans Socrate, mais surtout dans les penseurs qui lui ont succédé lorsque la démocratie athénienne est tombée en décadence ( les Stoïciens et Epicure), des professeurs de savoir-vivre, des donneurs de vademecum pour être heureux. Le mot « sagesse », beaucoup plus large au départ,  s’est réduit à l’étroite appréhension de la manière dont nous, humains, devons conduire nos vies.
- d’être un tuteur (Cf critique remarquable de Kant, dans Qu’est-ce que les Lumières ?) , une sorte de directeur de conscience, situé entre les figures du prêtre (confesseur) et du psychanalyste, un « coach » dirait-on aujourd’hui.  Mais n’y a-t-il pas maldonne ?

D’où nous vient cette exigence d’un accord si souvent revendiqué entre les actes et les paroles, entre la vie du philosophe et ses idées? D’un désir d’honnêteté intellectuelle, d’un refus du mensonge, certes. Mais en demandant au philosophe d’être toujours en accord avec ces idées, n’en demandons-nous pas trop ?

« La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle combat nostre presomption et vanité, quand elle reconnoit de bonne foy son irresolution, sa faiblesse et son ignorance. »  Montaigne, Essais, Livre II , Ch XXVII,    p634

Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit triste et manque d’humour :
« On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfans, et d'un visage renfroigné, sourcilleux et terrible. Qui me l'a masquée de ce faux visage, pasle et hideux? Il n'est rien plus gay, plus gaillard, plus enjoué, et à peu que  je ne dise follastre. Elle ne presche que feste et bon temps. Une mine triste et transie montre que ce n'est pas là son giste. »  Montaigne, Essais, Livre I , Ch XXVI, p160
Curieusement, Nous trouvons aussi chez Sénèque (dont on pourrait s’attendre à ce qu’en bon stoïcien, il défende l’idée qu’il faille toujours être en accord avec sa pensée), une défense de la faillibilité du philosophe :

« Les philosophes ne font point ce qu’ils disent.   Cependant,  ils font déjà beaucoup en parlant et en concevant l’honnête dans leur esprit. Certes si leurs actes étaient au niveau de leur discours, quel plus grand bonheur pourrait-il y avoir pour eux ?  Ce n’est pourtant pas une raison pour mépriser les paroles honnêtes et les cœurs pleins de bonnes pensées.  Il est louable de s’occuper d’études salutaires,  même si elles restent sans effet. » Sénèque, De la vie heureuse, in Les stoïciens,  Pléiade, , p. 741
Il est donc judicieux, si nous ne voulons pas manquer ce que la philosophie a de plus intéressant, de ne pas rabattre trop vite une pensée sur un être humain et ses faiblesses. La seule critique pertinente que l’on puisse faire à un philosophe ne peut être en définitive que philosophique, faute de quoi on se contenterait de simplement juger une personne, et, de surcroît, de confondre la philosophie avec la bien-pensance, le parler correct.
On ne peut donc définir le philosophe et la philosophie de l’extérieur. « Le mot grec φιλοσοφία est un chemin sur lequel nous cheminons » : cette phrase de Heidegger prend ici tout son sens, entendons en elle que la philosophie est, au moins en droit, l’affaire de tous, que nous sommes tous philosophes, au moins en puissance. Les philosophes dans leur disparité sont des amis (Sloterdijk) que nous sommes invités à lire et avec qui nous sommes amenés à dialoguer : ils ont exploré des chemins, ont tracé des voies, que nous ne sommes pas obligés de suivre, mais qui nous peuvent nous aider à mieux nous orienter. On ne philosophe jamais seul, même si c’est en définitive à chacun de nous de le faire, à la première personne :
« Personne ne peut bâtir à ta place le pont qu'il te faudra toi-même franchir sur le fleuve de la vie - personne, hormis toi. » Nietzsche, 3ème considération intempestive,  p.21
                                                                                  Pierre Kœst, 27 septembre 2016
                                                                 

27/09/2016 - Qu'est-ce qu'un philosophe ? Qu'est-ce que la pratique philosophique ?

Le philosophe serait-il un spécialiste de philosophie, au même titre qu’un menuisier s’y connaîtrait en bois, ou qu’un plombier maîtriserait l’art de réparer des tuyauteries ? Philosopher, est-ce « pratiquer » un art (au sens grec de technê, savoir- faire), et cette « pratique » (qui était d’ailleurs plutôt au départ une « théorie ») doit-elle impliquer un changement visible, voire radical, dans la manière dont le philosophe vit sa vie ?  Autrement dit, est-il absolument impératif que le philosophe se conforme à ses paroles (et, sous-entendu, aux leçons qu’il est censé donner aux autres ?)

Mais surtout : qui pose la question « qu’est-ce qu’un philosophe ? », avec quelles arrière-pensées ? 

Le scientifique, intrigué par celui qui a longtemps prétendu  exercer  une suprématie sur lui (du temps où la philosophie s’était octroyée le nom de « reine des sciences »),  mais qui,  même détrôné de ce piédestal,  continue à exercer une singulière fascination,  la fascination d’un rival qui comme lui prétend courtiser la « vérité » ?

Le philosophe lui-même,  qui après une histoire de plus de deux millénaires,  se demande parfois si la « pratique » qui est la sienne n’est pas arrivée à son terme, ou en tout cas s’il est encore possible de nommer du même nom ce qui est né en Grèce à l’aurore du cinquième siècle avant J.-C. avec Anaximandre,  Parménide ou Héraclite, et ce qui advient au crépuscule sous les noms de Nietzsche, Derrida ou Michel Foucault ?

L’ « honnête homme » d’aujourd’hui,  qui n’a pas encore renoncé à  lire et  penser,  et qui soupçonne parfois que les philosophes de notre temps ont peut-être encore quelques cartes à jouer dans un monde où tout se réduit à de l’information et de la communication,  et où la philosophie est ravalée bien hâtivement au rang de « science humaine ».  Le vide créé par la désaffection relative des églises ne crée-t-il pas un besoin de catéchisme ou de vademecum,  un désir d’être guidé par des mentors qui penseraient pour nous, mieux que nous,  ce qu’il nous incombe de vivre ?

 D’où notre interrogation : Les philosophes sont-ils bien ceux que l’on nomme ainsi ? Ceux dont le grand public entend parler sont devenus des marchands, des producteurs de « biens culturels », ou de divertissements télévisuels, et l’on peut se demander si en devenant polémistes, chroniqueurs, journalistes, ou personnalités « people »,  ils ont encore quelque chose à voir avec les penseurs dont ils font étalage, en les réduisant à du prêt à porter idéologique, apte à satisfaire à la sauvette, et le temps d’un zapping , l’indéniable besoin de sens des foules.

Il serait prétentieux de vouloir faire le tour de cette question dans le cadre d’un café philo, mais par quelques petites incursions dans notre histoire (et celle de la philosophie), nous suggèrerons qu’un philosophe qui se respecte se renierait s’il cédait à la tentation de devenir un « coach » auquel nous déléguerions la « gestion » de nos vies.


Pierre Kœst,  sept 2016

Pour faire suite au café du 07/06/16 : "Sommes-nous trop sur Terre ?

 Vous pouvez accéder à la présentation de ce café-philo en cliquant sur le lien :
Sommes-nous trop sur Terre ?



Et voici une contribution de JP. Testa sur ce thème :


• Sommes trop nombreux ou trop inégaux ?
Les deux, trop nombreux car l’impact de l’accroissement de la population,  mais surtout l’accroissement de la consommation, sur la nature est  catastrophique, gaz à effet de serre bien sur, mais pollutions en tout genre à effet immédiat ( plastiques, nicotinoides, …) ou à long terme (déchets radioactifs) enfin sans oublier la 6ème grande instinction des espèces commencée au XIX siècle dont l’homme est l’unique artisan.

• La vie est-elle sacrée ?
Oui, on peut répondre sans hésitation, à la condition que toute vie soit sacrée, celle des hommes bien sur mais aussi celle de tous les êtres vivant qui participent à l’équilibre de notre biosphère, ceci dit, l’ordre naturel, autorise la lutte pour la vie contre d’autres espèces, que ce soit par nécessité pour les espèces carnivores ou la lutte contre la maladie. Peut-être sans tomber dans un excès mystique propre à la notion de sacré, faudrait-il se contenter de respecter la vie.

• Faut-il prolonger la vie indéfiniment ?
Le principe même de la vie, des animaux ou végétaux les plus impressionnants jusqu’au plus petit insecte, n’est-il pas qu’elle a un début et une fin ? Avec les progrès continu de la science, les populations des sociétés occidentales ont considérablement augmenté leur espérance de vie, mais devra-t-on en arriver à se poser la vraie question : quand et comment arrêter la vie ?

• L’espèce humaine est-elle nuisible ?
Oui, pour elle-même, « l’homme est un loup pour l’homme » et pour toutes les espèces vivantes par les prédations qu’il exerce sur la nature et l’environnement.

• N’avons-nous pas une responsabilité vis-à-vis des générations futures ?
C’est le principe même de l’écologie, nous ne sommes pas propriétaires de la planète, nous avons le devoir de la transmettre en bon état à nos enfants. Ce principe à longtemps été appliqué par les civilisations dites « primitives », dans lesquelles l’homme n’est pas propriétaire de la terre, il peut en disposer selon certaines conditions. La société moderne occidentale est devenue le modèle mondial, si on peut se féliciter des nombreux progrès qu’elle apporte individuellement, le principe de propriété qu’elle a généralisé, de l’individu à la multinationale, repose encore sur le droit romain de la propriété qui est composé de trois droits élémentaires,  l’USUS, le FRUCTUS et l’ABUSUS, ce dernier droit est terrible car il permet toute destruction à grande échelle, de l’exploitation forestière débridée, des carrières immenses qui défigurent la planète,  des exploitations hyper-polluantes ou dangereuses, gaz de schistes, forages profonds  et forages sur la banquise, ect.

JP Testa
Cadenet le 8/06/2016

07/06/2016 : Sommes-nous trop sur terre ?

 Des écrits de Platon (4e s. av. J.-C.) sur la population que devait comporter la cité grecque idéale au fameux précepte de Jean Bodin (1576) :  « il n’y a de richesses que d’hommes », les velléités politiques d’influer sur la taille ou la composition de la population sont anciennes. Mais souligner l’intérêt de nos ancêtres pour les questions démographiques et leur volonté d’y apporter des solutions ne suffit pas à répondre à la question « Faut-il aujourd’hui une politique de population ? ». Une poli¬tique consistant à assigner au corps social, à l’Etat, à l’ONU,  un objectif donné pour qu’ils mettent en oeuvre les actions susceptibles de le réaliser.
La question a au moins deux aspects : Est-il possible et justifié de définir un objectif d’optimum démographique ? Les mesures prises pour l’atteindre sont-elles à la fois acceptables et efficaces ?

Dans une première partie , nous nous proposons de parcourir l’histoire du concept de surpopulation des origines jusqu’à la fin du 18e siècle, date de la publication par Thomas Malthus de son oeuvre majeure : « Essai sur le principe de population ».  Nous verrons que les  motivations des tenants d’une politique de population, quelle qu’elle soit,  sont d’ordres économique, politique, éthique, religieux  philosophique et, plus particulièrement depuis le 21eme siècle, écologique.

Dans une seconde partie, nous examinerons, à travers le modèle de transition démographique, les principales hypothèses d’évolution de la population mondiale pour les prochains siècles.

Dans une troisième partie, nous analyseront les principaux moyens que proposent les « interventionnistes » pour tenter d’influer sur la taille ou la composition des populations.

En conclusion, nous rappellerons les principales questions économiques, éthiques et philosophiques posées par les politiques de population :
- Existe-t-il un idéal démographique ?
- Est-il légitime de vouloir influer sur le niveau et la composition des populations ?
- Les moyens pour atteindre cet idéal (mortalité, natalité, migrations) sont-ils compatibles avec les droits de l’homme ?
- Les politiques démographiques sont-elles efficaces ? Faut-il vraiment vouloir les mener de façon volontariste sans les insérer dans un ensemble plus global de politiques économiques, sociales, culturelles, favorables aux chan¬gements de comportements individuels ?

Martin Videcoq, 11/05/2016

10/05/2016 Comment penser la décroissance ?



Fiche de problématique

La croissance est devenue, depuis les Trente Glorieuses, l’horizon indépassable des économies contemporaines. Réclamée par les partis politiques de gauche comme de droite et par l’opinion publique, indispensable pour résorber le chômage, nécessaire pour améliorer le pouvoir d’achat, elle est au cœur des politiques économiques, en général néolibérales, menée depuis la crise de 2008.

A côté de ce chœur à l’unisson, quelques voix discordantes, minoritaires, se font entendre. Ceux qui se baptisent eux-mêmes « les objecteurs de croissance », à l’inverse de la plupart des économistes reconnus, sont partisans de la « décroissance soutenable ».

1°) Pourtant, depuis la révolution industrielle et la naissance du capitalisme, les critiques du progrès en général, et du développement industriel en particulier n’ont pas manqué, les tenants de « l’état stationnaire » au XIXème siècle ne sont pas sans rappeler les « objecteurs de croissance » du XXIème qui s’inspirent également de travaux de la deuxième moitié du XXème siècle : rapport du Club de Rome, analyses des éco-économistes, sommet de Rio, Appel de Paris.

2°) Pourquoi abandonner la croissance ? Les thèses des partisans de la décroissance  peuvent se résumer autour de six grandes thématiques : la croissance n’est pas synonyme d’augmentation du bien-être, notamment parce qu’elle  ne prend pas en compte les dégâts causés à l’ensemble de la planète ; la croissance infinie est inconcevable dans un monde fini ; la croissance démographique aggrave les dangers de la croissance économique ;  le creusement des inégalités, conséquence directe du développement, devient insupportable ; les causes profondes de l’idolâtrie de la croissance sont à rechercher du côté de la recherche sans frein du profit et du rôle de la consommation ostentatoire ; les politiques de « développement durable ou soutenable » ne permettront pas de sortir de l’impasse actuelle.

3°) Les « objecteurs de croissance » ne se contentent pas de critiquer le modèle actuel de développement, ils proposent une « utopie concrète » : retrouver une empreinte écologique « raisonnable » en « internalisant les externalités négatives », en relocalisant les activités et en restaurant l’agriculture paysanne ; transformer les gains de productivité en réduction du temps de travail et en création d’emplois ; décréter un moratoire sur l’innovation technoscientifique.

En conclusion, les partisans de la décroissance pointent, à juste titre, l’incommensurabilité des valeurs à laquelle nous confronte la croissance, la confusion autour de la notion de richesse, trop souvent repliée sur sa seule dimension économique, voire monétaire, et invitent à surmonter la crise de sens que traversent nos sociétés. Ce n’est pas par la création d’une nouvelle force politique  qu’ils comptent atteindre leurs objectifs, mais en recherchant des solutions du côté de l’éthique individuelle et de la philosophie, pour peser dans le débat et infléchir les mentalités.

Jean-Pierre Cendron, auteur et économiste