25/11/2016 : Conservation du passé et mémoire collective

A propos de ce thème, mémoire collective, j’aimerais aborder trois sujets :
- les rapports entre mémoire collective et mémoire individuelle
- les rapports entre mémoire collective et Histoire
- La question de l’oubli

La mémoire désigne à la fois la capacité d'un individu ou d'un groupe humain de se souvenir de faits passés et de se souvenir de lui-même. Dans le cas d’une personne, elle est individuelle ; dans le cas d’un groupe, elle est collective. Selon la définition de Maurice Halbwachs, un sociologue français (1877-1945), la « mémoire collective » est une théorie scientifique stipulant qu’on ne se souvient jamais seul.

Le thème de la mémoire collective touche de manière essentielle la question du principe de cohésion sociale. La fonction publique de la mémoire collective, sous forme de commémorations ou de musées, tout comme l’évocation de souvenirs traumatisants pour toute une collectivité, suscite un vif débat dans un grand nombre de champs d’analyse, allant des sciences cognitives à la politologie, la sociologie, l’histoire et les autres disciplines des sciences sociales.

Trop de mémoire ou trop d’oubli ?
Paul RICOEUR, dès la première page de son ouvrage magistral « La mémoire, l’histoire, l’oubli », nous incite à réfléchir sur la notion de juste mémoire :

« Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués ».

Quelle est la dialectique entre la mémoire et l’oubli et où est l’histoire dans cette dialectique ? L’histoire peut-elle jouer le rôle de juste milieu entre trop de mémoire et pas assez, entre trop d’oubli et pas assez ?

Et se pose aussi la question du mal passé : quel regard, quel jugement pouvons-nous porter sur le passé ?

Dans son livre « Mémoire du mal Tentation du bien » , Tzvetan Todorov nous dit que se souvenir du mal passé ne suffit pas pour empêcher les errements présents. La mémoire n'est pas toujours, et intrinsèquement, une bonne chose, ni l'oubli une malédiction. Ce n'est pas en nous prenant pour l'incarnation du bien, en donnant des leçons de morale à nos concitoyens comme aux pays étrangers que nous échappons au mal. Dans une réflexion exigeante sur le siècle, depuis la naissance des totalitarismes jusqu'à la guerre du Kosovo, en passant par la bombe atomique d'Hiroshima, Tzvetan Todorov s'interroge sur le sens de cette histoire tragique.

Martin Videcoq, octobre 2016

Pour prolonger le café-philo sur la philosophie



Qu’est-ce qu’un philosophe ? Qu’est-ce que la pratique philosophique ?
Quelques références et réflexions pour prolonger notre café Philo
Mes commentaires sont en italiques

« Zeus – Toi,  dispose les bancs et prépare le lieu pour les arrivants ;  toi, amène les philosophes et aligne-les ; mais d’abord fais-leur  une beauté pour qu’ils présentent bien et attirent le plus de gens possible. Et toi, Hermès,  sois  le crieur et appelle les clients.
Hermès – Qu’une bonne fortune fasse venir les acheteurs au marché !  Nous allons vendre à la criée des philosophes de toute espèce avec des systèmes de toutes les couleurs. Ceux qui ne peuvent pas payer comptant  payeront  l’année prochaine après avoir donné caution. »
Lucien de Samosate :  Philosophes à vendre  (IIème siècle)

Ainsi certains paradent-ils dans nos petits écrans….

« Qu'est-ce que la philosophie ?
Chère Sophie, Les gens ont toutes sortes d'occupations : certains collectionnent les pièces anciennes ou les timbres, quelques-uns s'intéressent aux travaux manuels ou au bricolage et d'autres consacrent presque tout leur temps libre à tel ou tel sport. Beaucoup apprécient aussi la lecture. Mais tout dépend de ce qu'on lit. On peut se contenter de lire des journaux ou des bandes dessinées, n'aimer que les romans ou préférer des ouvrages spécialisés sur des sujets aussi divers que l'astronomie, la vie des animaux ou les découvertes scientifiques. Si j'ai une passion pour les chevaux ou les pierres précieuses, je ne peux pas exiger des autres qu'ils la partagent. Et si je ne manque pas un reportage sportif à la télévision, cela ne me donne pas pour autant le droit de critiquer ceux qui trouvent le sport ennuyeux.
            Et s'il y avait pourtant quelque chose de nature à intéresser tous les hommes, quelque chose qui concernerait chaque être humain, indépendamment de son identité et de sa race ? Eh bien oui, chère Sophie, il y a des questions qui devraient préoccuper tous les hommes. Et ce genre de questions est précisément l'objet de mon cours ». Jostein Gaarder, Le monde de Sophie, Ed. Seuil 1995, p.26-27

« Tous les hommes désirent naturellement savoir » Aristote, Métaphysique A 980a21)

« Devraient » : mais pourquoi si peu s’y emploient ? « Désirent savoir » : pourquoi tant de gens préfèrent-ils l’ignorance ? Toute philosophie se doit de se confronter à ce mystère.

« Cet état, qui consiste à s’émerveiller/s’étonner (θαυμάζειν est tout-à-fait celui d’un philosophe ; la philosophie en effet ne débute pas autrement. » Platon, Théétète (155d) 
« C’est, en effet l’étonnement (τὸ θαυμάζειν) qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs à philosopher.  (Métaphysique, A2 982b 13).

« Le mot grec philosophia (φιλοσοφία) est un chemin sur lequel nous cheminons ». Heidegger Questions II  p.14.

Le mot « philosophe » a très vraisemblablement été un néologisme créé par Héraclite d’Ephèse (544-480 av.JC),
« Il faut, oui tout à fait, que les hommes épris de sagesse (φιλοσόφους ) soient les juges des nombreux (de la foule) » Héraclite, Fragments, 24 (35) 
«  Il est sage que ceux qui ont écouté, non moi, mais le discours, conviennent que tout est un (ὁμολογεῖν σοφόν ἐστιν ἓν πάντα εῖναι )» Héraclite, Fragments, 1(50).
Le sophon, ce qui est sage, c’est s’accorder par le discours (logos) à cela : Tout est un, Un est le tout. La sophia est plus qu’une vision du monde, elle a l’ambition d’être une pensée de l’uni-vers. Rechercher le sophon, c’est avec le logos (langage pensant) rechercher du sens.
Dès Platon, le « philosophe » se trouve confronté à des rivaux, les « sophistes » qui comme leur nom l’indique, eux aussi, ont une prétention à la sophia et disentt parfois la détenir :
« Jamais personne depuis des années ne m’a posé une question qui ait pu me surprendre. » Gorgias 447d  La Rhétorique est pour Gorgias « le savoir qui est réellement le bien suprême et qui donne à qui le possède la liberté pour lui-même et la domination sur les autres dans sa patrie, […] J’entends par là le pouvoir de persuader par le discours (Gorgias 452). « Elle englobe en elle-même, pour ainsi-dire, et tient sous sa domination toutes les puissances. » (456a).
A relier avec la nouvelle sophistique, la « Com », la Pub. La seule chose qui compte est faire passer un message, quelque soit le contenu, vrai ou faux, nuisible ou non. 2400 ans avant, Platon critique les communicateurs et l’audimat :
«  La Rhétorique n’a pas besoin de connaître la réalité des choses, il lui suffit d’un certain procédé de persuasion qu’elle a inventé, pour qu’elle paraisse devant les ignorants plus savants que les savants. » République Livre VI, 493 a   459b).
Mais ce qui est pour Platon négatif, est au contraire un atout pour Gorgias: « N’est-ce pas une merveilleuse facilité, Socrate , que de pouvoir sans aucune étude des autres arts, grâce à celui-là, être l’égal de tous les spécialistes? » (Gorgias 459c).
=> Le philosophe se trouve pris entre deux pôles : manipulateur d’opinions, entre autre dans l’arène politique,  ou  prétendant à la vérité?  Cette hésitation est celle qui traverse la philosophie de Platon, dans l’opposition  Platon/Socrate.
La philosophie continue, à vouloir dépasser la simple doxa (opinion, mais aussi apparence).
Mais est-elle capable d’atteindre ce sophon, une vérité universelle? Si elle ne le peut, ne risque-t-elle pas d’aboutir à un relativisme, à l’éclatement de la philosophie en une multitude  de points de vue, d’opinions ?
Socrate ne réussit peut-être pas, mais il essaie : il est l’emblème du médiateur, de l’éveilleur, de l’accoucheur.  Il n’enseigne pas un savoir mais une éro-sophie : la philosophie comme désir, comme quête jamais achevée. Il n’est pas un maître qui sait tout, mais le sujet supposé non-savoir, fait pour éveiller le désir (cf détournement du désir sexuel d’Alcibiade vers la philosophie dans Le Banquet). du sophon. C’est le désir (eros) qui provoque l’étonnement.
 La philosophie a bien sûr un autre versant chez Platon : l’idée du philosophe roi qui guiderait la république.  Le philosophe deviendrait un maître à penser et un maître politique. En cela, Platon est élitiste, ne serait-ce que parce que le peuple est manipulable par les sophistes, et que le souvenir de la condamnation de Socrate pèse lourdement dans la balance :

« Y a-t-il un moyen de faire admettre ou reconnaître  au peuple que c’est le beau en soi qui existe, mais non la multitude de belles choses, que c’est chaque chose en soi qui existe, mais non la multitude des choses particulières ?
-          il n’y en a pas, dit-il.
-          Il est donc impossible, dis-je,  que le peuple soit philosophe ?
-          Impossible !
-          C’est donc aussi une nécessité que les philosophes soient critiqués par le peuple ?
-    C’en est une. »    République VI, 494 a

Et pourtant, la constante référence à Socrate garantit malgré tout que la vérité n’est pas l’affaire d’un seul, elle est nécessairement dia-logique, donc collective. Sinon Socrate enseignerait, au lieu de tout le temps poser des questions !
« Notre rapport avec le vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou ce n’est pas au vrai que nous allons. » Merleau-Ponty Eloge de la philosophie p.40

De plus, les idées platoniciennes sont devenues « concepts » dans la philosophie moderne :
« Les concepts  ne nous attendent pas tout faits, comme des corps célestes. Il n’y a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés, fabriqués, ou plutôt créés. […]  Le philosophe est l’ami du concept, il est en puissance de concept. »  Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie,  p.11

Que demande-t-on généralement au philosophe ?
- d’être un guide politique: Cf Platon à Machiavel, Hobbes, Rousseau, Kant et les philosophes des lumières, Hegel, les socialistes dits utopiques, et bien sûr Marx). Problème de l’utopie tournant en dystopie.
- d’être un guide moral.  On a pu voir dans Socrate, mais surtout dans les penseurs qui lui ont succédé lorsque la démocratie athénienne est tombée en décadence ( les Stoïciens et Epicure), des professeurs de savoir-vivre, des donneurs de vademecum pour être heureux. Le mot « sagesse », beaucoup plus large au départ,  s’est réduit à l’étroite appréhension de la manière dont nous, humains, devons conduire nos vies.
- d’être un tuteur (Cf critique remarquable de Kant, dans Qu’est-ce que les Lumières ?) , une sorte de directeur de conscience, situé entre les figures du prêtre (confesseur) et du psychanalyste, un « coach » dirait-on aujourd’hui.  Mais n’y a-t-il pas maldonne ?

D’où nous vient cette exigence d’un accord si souvent revendiqué entre les actes et les paroles, entre la vie du philosophe et ses idées? D’un désir d’honnêteté intellectuelle, d’un refus du mensonge, certes. Mais en demandant au philosophe d’être toujours en accord avec ces idées, n’en demandons-nous pas trop ?

« La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle combat nostre presomption et vanité, quand elle reconnoit de bonne foy son irresolution, sa faiblesse et son ignorance. »  Montaigne, Essais, Livre II , Ch XXVII,    p634

Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit triste et manque d’humour :
« On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfans, et d'un visage renfroigné, sourcilleux et terrible. Qui me l'a masquée de ce faux visage, pasle et hideux? Il n'est rien plus gay, plus gaillard, plus enjoué, et à peu que  je ne dise follastre. Elle ne presche que feste et bon temps. Une mine triste et transie montre que ce n'est pas là son giste. »  Montaigne, Essais, Livre I , Ch XXVI, p160
Curieusement, Nous trouvons aussi chez Sénèque (dont on pourrait s’attendre à ce qu’en bon stoïcien, il défende l’idée qu’il faille toujours être en accord avec sa pensée), une défense de la faillibilité du philosophe :

« Les philosophes ne font point ce qu’ils disent.   Cependant,  ils font déjà beaucoup en parlant et en concevant l’honnête dans leur esprit. Certes si leurs actes étaient au niveau de leur discours, quel plus grand bonheur pourrait-il y avoir pour eux ?  Ce n’est pourtant pas une raison pour mépriser les paroles honnêtes et les cœurs pleins de bonnes pensées.  Il est louable de s’occuper d’études salutaires,  même si elles restent sans effet. » Sénèque, De la vie heureuse, in Les stoïciens,  Pléiade, , p. 741
Il est donc judicieux, si nous ne voulons pas manquer ce que la philosophie a de plus intéressant, de ne pas rabattre trop vite une pensée sur un être humain et ses faiblesses. La seule critique pertinente que l’on puisse faire à un philosophe ne peut être en définitive que philosophique, faute de quoi on se contenterait de simplement juger une personne, et, de surcroît, de confondre la philosophie avec la bien-pensance, le parler correct.
On ne peut donc définir le philosophe et la philosophie de l’extérieur. « Le mot grec φιλοσοφία est un chemin sur lequel nous cheminons » : cette phrase de Heidegger prend ici tout son sens, entendons en elle que la philosophie est, au moins en droit, l’affaire de tous, que nous sommes tous philosophes, au moins en puissance. Les philosophes dans leur disparité sont des amis (Sloterdijk) que nous sommes invités à lire et avec qui nous sommes amenés à dialoguer : ils ont exploré des chemins, ont tracé des voies, que nous ne sommes pas obligés de suivre, mais qui nous peuvent nous aider à mieux nous orienter. On ne philosophe jamais seul, même si c’est en définitive à chacun de nous de le faire, à la première personne :
« Personne ne peut bâtir à ta place le pont qu'il te faudra toi-même franchir sur le fleuve de la vie - personne, hormis toi. » Nietzsche, 3ème considération intempestive,  p.21
                                                                                  Pierre Kœst, 27 septembre 2016