L'homme est la mesure de toutes choses (Protagoras)

Résumé de l’intervention de Pierre Kœst, le 22 novembre 2016

Cette formule de Protagoras citée par Platon, notamment dans le Théétète 152a , et le Cratyle 385e, devait être célèbre, puisque lorsque Socrate demande à son propos à Théétète : « Tu as lu cela, probablement ? », son jeune interlocuteur, lui-même disciple d’un disciple de Protagoras, répond : « Je l’ai lu, et bien souvent. » [Théétèté,152 a].

1. Les sophistes, précurseurs des «conseillers en communication » ?

Il est tentant, pour interpréter cette phrase, de le faire à partir de préjugés nés d’une lecture hâtive de Platon : les professeurs de rhétorique qu’étaient les sophistes seraient tous à mettre dans le même sac : des bonimenteurs sans scrupules, qui cachent sous des dehors de sagesse leur appétit d’argent et de pouvoir, ou l’étalent cyniquement, comme le Calliclès du Gorgias, dont on ne sait si il a existé : Celui ci fait l’apologie des plus fortes passions que « pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même au lieu de les réprimer, et leur « donner satisfaction par son courage et son intelligence, en leur prodiguant tout ce qu'elles désirent.» (Gorgias, 491e). Le personnage de Thrasymaque au livre 1 de La République, 338c-344c, donne également l’image d’une brutalité irrationnelle, vantant les mérites de la tyrannie. On peut ainsi faire de ces professeurs sans scrupules les précurseurs de la « persuasion clandestine » (The hidden Persuaders de Vance Packard), donc de la « com » ou la pub, qui régit, sans états d’âme et à seule fin lucrative, non seulement nos produits de consommation, mais tout ce qui peut se vendre, y compris nos leaders politiques,.

Ainsi, la formule de Protagoras est elle lue comme une affirmation relativiste, individualiste, et pulsionnelle : tout un chacun aurait le droit de penser, de dire, ou de faire ce qu’il veut, en se souciant comme d’une guigne de ce que pensent ses contemporains. On croit voir dans le relativisme de Protagoras la destruction de toute idée de Vérité (Alêtheia), en oubliant que l’un de ses principaux ouvrages, hélas perdu, portait le titre de « De la Vérité ».

Jacqueline de Romilly rend justice aux Sophistes[1] en nous montrant que les choses ne sont pas si simples :

« Ils avaient eux-mêmes reconstruit un monde à la mesure de l’homme et fondé sur ses seules exigences ; dans ce monde, les nécessités de la vie en commun restituaient à la justice, à la bonne entente et aux vertus en général une nouvelle place et un nouveau sens. Tous les systèmes de pensée humanistes, où l’on crée ses valeurs dans un cadre existentiel, sont en germe dans ce redressement. Enfin, devant cette importance du groupe politique et de la vie en commun, ils ont amorcé une philosophie politique qui a nourri celle de Platon et d’Aristote, puis par leur intermédiaire, la pensée politique qui a suivi, de Cicéron à nos jours. op.cit. p. 333-4

Nous tenterons donc de nous faire l’avocat de ce diable que serait Protagoras, en tentant de lire autrement sa célèbre phrase, citée par Platon dans le Théétète [152] a[2] ?

« L’homme est la mesure de toutes choses ; pour celles qui sont, mesure de leur être ; pour celles qui ne sont point, mesure de leur non-être »

2. Mesure et utilité
Le mot « mesure » [metron :μέτρον] » suppose une référence (le « mètre » étalon par exemple], un étant à envisager, et un compte-rendu de cette mesure, un langage, un logos qui recueillera et dira quelque chose de ce qui est mesuré, autrement dit qui l’évaluera : il décidera à propos de cet étant s’il est pure apparence ou réalité, s’il est bon ou mauvais, beau ou laid, utile ou nuisible. Mais d’où vient la légitimité, la valeur de l’évaluation ? Les choses ont-elles en elles-mêmes une valeur intrinsèque à laquelle nous aurions à nous conformer, ou est-ce nous qui leur donnons de la valeur ?

Un Châteauneuf du Pape 2009 est-il bon parce que lorsque je le bois mes papilles éprouvent une sensation délicieuse, alors que mon voisin, amateur d’eau minérale ou bon musulman, ne l’appréciera aucunement? -. La réponse n’est pas si simple, car, si l’on ne peut donner tort à l’un plutôt qu’à l’autre, et même si l’on répond que les deux sont dans le vrai, encore reste-t-il à articuler ces deux vérités. Ce vin pourrait-il être à la fois bon et mauvais ? C’est ce genre de dilemme qui court dans les dialogues socratiques, et fait surgir la question commune à laquelle Socrate et Protagoras acceptent de se confronter, d’un commun accord.

3. Que veut dire « toutes choses » ?
Hannah Arendt note[3] que la simple traduction habituelle « mesure « de toutes choses » est erronée. Le mot chrêmata ne signifie absolument pas « toutes choses » mais spécifiquement choses employées, demandées ou possédées par l’homme. « L’homme est la mesure de toute chose », traduite en grec, donerait : anthrôpos metron pantôn, à la manière dont, par exemple, Héraclite dit « polemos patèr pantôn » : le combat est le père de toutes choses.

L’homme devient alors l’évaluateur de toutes les choses sur lesquelles il peut avoir mainmise, qu’il possède, ou dont il se prétend « maître et possesseur ». Cela va bien dans le sens de ce que dit Protagoras dans le dialogue éponyme :« L’objet de mon enseignement, c’est la prudence [εὐϐουλία] pour chacun dans l’administration de sa maison et, quant aux choses de la cité, la capacité d’intervenir mieux que personne par la parole et par l’action. » Protagoras, 319 a,

Mais où s’arrête le règne des choses utiles [chrêmata, χρημάτα] ? Même si « l’homme » de la phrase est un homme singulier, son évaluation ne saurait être purement individuelle[4]: pour un grec de l’antiquité, c’est au sein d’une cité que nous vivons et parfois utilisons le monde, celui-ci nous est commun, malgré nos différences d’évaluation., Ce que nous avons sous la main, les χρημάτα, peut en fait s’étendre à tout, et même à ce qui n’est pas présent pour nous.

Ceci peut permettre d’expliquer un fait étonnant : Plus loin, dans le Théétète, en 178b, Platon altère la citation de Protagoras, en omettant les χρημάτα, « les choses utiles », comme dans les traductions que dénonçait H.Arendt :

« Voici donc quelles questions nous ferons à Protagoras et à tous autres qui soutiennent les mêmes thèses : « Mesure de toutes choses est l’homme » [Πάντων μέτρον ἄνθρωπός ἐστιν ] dites-vous, ô Protagoras : du blanc, du lourd, du léger, et, sans aucune exception, de toutes impressions pareilles. Il en a, en effet, le critère en soi-même : donc, telles il les éprouve, telles il les croit, et, par suite, les croit vraies pour lui et, pour lui, existantes. »

La modification est surprenante ! Notre hypothèse est que Platon suggère par là que ce monde qui nous est « commun », même si chacun de nous le voit différemment, à sa manière, ne saurait se limiter à « τῶν οἰκείων », les choses de la maison, ni même à « τῶν τῆς πόλεως », les choses de la cité, mais concerne tout simplement le monde, le cosmos, l’être dans sa totalité, car c’est le monde entier qui concerne l’homme, et c’est celui-ci qui a(urait) la charge de l’évaluer.

4. Quel est cet « homme » qui est la mesure de toutes choses ?
« ἄνθρωπός », anthrôpos, peut désigner l’homme en général, aussi bien qu’un homme en particulier. Mais ce serait selon nous un contre-sens que d’y voir l’individu, isolé, coupé de son statut politique de citoyen. Nous l’avons dit, l’homme est pensé chez les grecs dans la cité, il a un monde ensemble, avec ses concitoyens. Même les sophistes les plus centrés sur la réalisation des désirs de chacun posent toujours le problème en termes politiques, en termes de Justice, de Sagesse, ou de vérité. Il est juste que le fort l’emporte, selon Calliclès, mais pas seulement pour lui-même, également pour la bonne marche de la Cité.

Tous les sophistes ont une conception de la Justice, et même de la « Vérité », même si elles prennent des aspects très différents. L’homme est déjà, avant qu’Aristote ne le dise, animal politque [ζῷον πολιτικόν] et en même temps animal doué de langage [ζῷον λόγον ἔχων]. Autrui est toujours déjà là, en tout cas comme comme concitoyen.

Platon n’est donc pas si éloigné de Protagoras que l’on veut bien le dire, puisqu’il il se pose les mêmes questions que lui et les autres sophistes : comment bien vivre dans une cité, alors que chacun, comme on dit, « voit midi à sa porte », sans pour autant que le mot qui signifie « midi » perde son sen) ?

5. Interprétation globale de la formule : chaque citoyen est le gardien[5] du sens de toutes choses.
La phrase de Protagoras est moins l’affirmation d’un « relativisme « absolu qu’un problème, son relativisme est lui-même relatif, lorsqu’il dit :

« Il y a des gens plus sages les uns que les autres, sans que personne n’ait des opinions fausses ; et toi, que tu le veuilles ou non, il te faut supporter d’être mesure ».167b

Il ne s’agit donc pas pour Protagoras, de l’emporter pour l’emporter, la rhétorique qu’il défend n’est pas là pour simplement exacerber les appétits de chacun, et, au passage, s’enrichir en faisant cher payer son enseignement. En témoigne l’extraordinaire moment où Socrate (et en coulisse Platon) imagine la leçon de bonne conduite philosophique que Protagoras aurait pu lui donner :

« [Si tu veux contester cette thèse] observe, en ce cas, cette règle : ne pas conduire tes interrogations en un esprit d’injustice. [μὴ ἀδίκει ἐν τῷ ἐρωτᾶν]. Or on fait injustice en pareille matière quand on ne pratique point séparément le conteste oratoire, d’une part, et, d’autre part, la discussion dialoguée; là, jouant et abattant l’adversaire aussi souvent qu’on le peut ; mais, au dialogue, apportant ardeur sérieuse, y redressant l’interlocuteur, faisant état, contre lui, de ces seules chutes qui sont dues à ses propres déviations ou aux mauvais entraînements de leçons antérieures. […] Si donc tu veux m’écouter, c’est dans l’esprit que j’ai dit précédemment, non d’animosité, non de bataille, mais de compréhension bienveillante, qu’il te faut, siégeant ici de compagnie, sincèrement examiner ce que peut bien vouloir dire notre déclaration. (Théétète, 167e-168b).

On comprend alors l’énorme importance de la rhétorique dans le travail de mesure, d’évaluation, de toutes choses, c’est à dire dans le débat démocratique et philosophique . Là-dessus Protagoras, Gorgias, et Socrate sont d’accord, même si Socrate préfère le dialogue (qui laisse le temps de la réflexion) à l’opposition frontale de longs discours qui risquent d’étourdir l’auditeur pour le persuader.

C’est Protagoras (et pas seulement Socrate) qui pose le problème politique majeur : Est-ce que la vertu (ἀρετή, le « bien se comporter » dans la cité) peut s’apprendre ?

Socrate comme Protagoras le pensent, même si la nature est pour quelque chose dans la « vertu », ils accordent tous les deux une grande importance à l’éducation, la paideia du citoyen.

Au départ, les deux partent du constat effectif de la relativité de la vérité, du fait qu’elle ne peut apparaître qu’en chacun d’entre nous, en se diversifiant, en revêtant une infinité de points de vue différents :
[Protagoras :] « Car moi, j’affirme que la Vérité est telle que je l’ai écrite : mesure est chacun de nous, et de ce qui est, et de ce qui n’est point. Infinie pourtant est la différence de l’un à l’autre, par le fait même qu’à l’un ceci est et apparaît, à l’autre cela. » Théétète, 166d

Protagoras en vient-il pour autant, comme on le dit parfois, à un scepticisme généralisé ? Non :

« La sagesse, le sage, beaucoup s’en faut que je les nie » Voici par quoi, au contraire, je définis le sage : toutes choses qui, à l’un de nous, apparaissent et sont mauvaises, savoir en invertir (μεταϐάλλειν) le sens de façon qu’elles lui apparaissent et lui soient bonnes. » 166 d

On pourrait à la limite parler ici d’un utilitarisme de Protagoras, mais on doit surtout remarquer le travail d’« inversion »[6] qui fait écho à la « conversion » de l’éducation dans La République.

« De même, dans l’éducation, c’est d’une disposition à la disposition qui vaut mieux que se doit faire l’inversion : or le médecin produit cette inversion par ses remèdes, le sophiste par ses discours [ὁ δὲ σοφιστὴς λόγοις]. D’une opinion fausse, en effet on n’a jamais fait passer personne a une opinion vraie; car l’opinion ne peut prononcer ce qui n’est point ni prononcer autre chose que l’impression actuelle, et celle-ci est toujours vraie. [ταῦτα δὲ ἀεὶ ἀληθῆ]. Je pense plutôt qu’une disposition pernicieuse de l’âme entraînait des opinions de même nature ; au contraire, par le moyen d’une disposition bienfaisante, on a fait naître d’autres opinions conformes à cette disposition ; représentation que d’aucuns, par inexpérience, appellent vraies [τὰ φαντάσματα ὑπὸ ἀπειρίας ἀληθῆ καλοῦσιν] ; pour moi, elles ont plus de valeur les unes que les autres [ἐγὼ δὲ βελτίω μὲν τὰ ἕτερα τῶν ἑτέρων], ; plus de vérité pas du tout [ἀλθέστερα οὐδέν.]. Ceux des orateurs qui sont sages et bons font qu’aux cités ce sont choses bienfaisantes au lieu de pernicieuses qui semblent justes. Toutes choses, en effet, qui a chaque cité, semblent justes et belles lui sont telles tant qu’elle le décrète ; mais le sage, au lieu de pernicieuses qu’elle peuvent être l’une ou l’autre aux cités, les fait et être et sembler bienfaisantes [chrêsta, χρηστὰ]. […] Ainsi il y a des gens plus sages les uns que les autres, sans que personne ait des opinions fausses ; et toi, que tu le veuilles ou non, il te faut supporter d’être mesure [καὶ σοί, ἐάντε βούλῃ ἐάντε μή, ἀνεκτέον ὄντι μέτρῳ] « Théétète, 167 a-b

6. Où Platon (plus que Socrate d’ailleurs) se sépare-t-il de Protagoras ?
C’est dans l’effort d’accéder à l’être, comme « monde vérité » disqualifiant la simple opinion (doxa), autrement dit c’est dans l’idée qu’il pourrait exister, au delà de l’opinion et des apparences, une science idéale (celle du philosophe sorti de la caverne[7] et contemplant les essences). Il faut que le divorce entre une multitude de vérités apparentes, fluctuantes[8], et individuelles se résorbe dans l’unité de l’ousia (l’essence) qu’elles doivent viser.

« En quel rang poses-tu donc l’être [tên ousian, τὴν οὐσίαν] ? Car c’est bien lui qui a la plus universelle extension.[186a]. « Celui-là peut-il atteindre la vérité qui n’atteint même pas jusqu’à l’être ? – Impossible. – Et là où l’on n’atteindra pas la vérité, pourra-t-on jamais avoir science ? [ἐπιστήμων] 186c

Cet effort était déjà celui du Cratyle : montrer que le langage a prise sur l’être

Ricœur enseignait[9] que :
« L’essence [ousia, οὐσία], est ce qui empêche que tout soit invention arbitraire dans le langage. Si le langage est convention, il a une histoire comme œuvre des hommes : l’essence c’est ce qui empêche que tout soit convention dans le langage. Le langage vient à l’homme sans que l’homme puisse le plier à son arbitraire. Le passage du « legein » au « logos » signifie qu’on ne peut dire n’importe quoi. Le Cratyle attaque avant le Théétète mais comme lui, la thèse de Protagoras de « l’homme-mesure de toutes choses » et lui oppose l’ οὐσία, mesure du langage. C’est une des première fois (avec Euthidème 11a) que l’être est nommé sous la forme substantive de l’ οὐσία ; l’intention du substantif est anti-subjectiviste : « crois-tu que l’ οὐσία est propre à chacun ? ». Or l’homme serait la « mesure de toutes choses » si le langage n’était que convention (385c). L’ « οὐσία », l’essence, c’est la mesure du langage. (Cratyle, 389d) »

Or cette idée d’une accession à l’essence, οὐσία, ne concerne pas que le philosophe ou le linguiste, mais aussi le législateur (nomothétês, νομοθέτης), au sens politique. Et c’est dans la mesure où le philosophe accède à la vérité de l’ousia par la dialectique (donc le logos) qu’il peut prétendre être roi, comme le souhaite République V. Mais Platon a le génie de reconnaître que cela, à quoi il aspire le plus, pourrait être ou tragique (cf son expérience malheureuse à Syracuse[10]), ou risible :

« Me voici arrivé à ce que nous avons comparé à la plus grosse vague; le mot sera dit pourtant, dit-il, comme une vague qui éclaterait de rire, me submerger sous le ridicule et le dédain. examine ce que je vais dire.
- Parle, dit-il.
A moins, repris-je, que les philosophes ne deviennent rois dans ]es états, ou que ceux qu'on appelle à présent rois et souverains ne deviennent de vrais et sérieux philosophes, et qu'on ne voie réunis dans le même sujet la puissance politique et la philosophie, à moins que d'autre part une loi rigoureuse n'écarte des affaires la foule de ceux que leurs talents portent vers l'une ou l'autre exclusivement, il n'y aura pas, mon cher Glaucon, de relâche aux maux qui désolent les états, ni même, je crois, à ceux du genre humain ; jamais, avant cela, la constitution que nous venons de tracer en idée ne naîtra, dans la mesure où elle est réalisable, et ne verra la lumière du jour. Voilà ce que depuis longtemps j'hésitais à déclarer, parce que je prévoyais combien j'allais choquer l'opinion reçue ; on aura peine en effet à concevoir que le bonheur public et privé n'est pas possible ailleurs que dans notre état. » République V, 473c-e

Tout cela peut expliquer la dernière opposition entre l’athéisme ou l’agnosticisme de Protagoras et l’affirmation de Platon dans les Lois remplaçant « anthrôpos » par « theos » dans la formule de Protagoras.

« Que doit, ou non, faire ou penser l’homme raisonnable ? […] Tout homme doit se dire en pensée qu’il sera du nombre de ceux qui font cortège à la Divinité. L’ATH. : « Eh bien, quelle sera donc l’activité chère à la Divinité et allant de pair avec quel ? Il y en a qu’une, et qui ne comporte qu’une seule formule : l’antique maxime que le semblable sera cher à son semblable si celui-ci est dans la juste mesure, tandis que les choses dépourvues de mesure ne sont chères, ni les unes aux autres, ni à celles qui ont de la mesure. C’est donc Dieu qui serait pour nous au plus haut degré la mesure de toute chose, et Lui bien plus tôt, je suppose, que ne l’est, au dire de certains, tel ou tel homme. » 716 b-c

Le divin (ho theos) n’est pas à confondre avec « Dieu », comme le fait le traducteur Auguste Diès, en y mettant une majuscule, pouvant laisser croire au lecteur qu’il s’agit là d’un combat du religieux contre une proto-laïcité athée. Le theos de Platon n’est pas le Dieu personnel du judéo-christianisme, ni même créateur : il représente la juste mesure et la justice. Et surtout, ce theos n’est important que parce qu’il renvoie au monde de l’éternellement vrai, donc de l’essence (ousia) :

« Il est impossible que le mal disparaisse, Théodore ; car il aura toujours, nécessairement, un contraire du bien. Il est tout aussi impossible qu’il ait son siège parmi les dieux : c’est donc la nature mortelle et le lieu d’ici ou-bas le parcours fatalement sa ronde. Cela montre quel effort s’impose : d’ici bas vers là-haut s’évader au plus vite. L’évasion, c’est de s’assimiler à Dieu dans la mesure du possible. »[φεύγειν ὅτι τάχιστα. Φυγὴ δὲ ὁποίωσις θεῷ κατὰ τὸ δυναρὸν] 176b
 
« Mais la vérité, la voici. Dieu [θεὸς] n’est, sous aucun rapport et d’aucune façon, injuste [ἄδικος],: il est au contraire suprêmement juste [δικαιότατος], et rien de lui ressemble plus que celui qui, à son exemple, est devenu le plus juste possible. C’est à cela que se juge la véritable habileté d’un homme, ou bien sa nullité, son manque absolu de valeur humaine. » [ἀνανδρία]. 176c

La théocratie étant rejetée depuis Solon et Périclès, le politique peut il être l’objet d’une science ? Platon a voulu, a recherché cette Science Politique, au sens fort du terme[11], en inventant (si l’on peut dire) l’ousia, l’essence, qui réconcilierait les vérités partielles de l’opinion. Mais sur quoi se fonde cette « croyance au monde vérité », dira Nietzsche, sinon dans un problématique « tenir pour vrai » qui est après tout déjà là chez Protagoras ? Dans le domaine politique en tout cas , aucune ontologie ne semble plus pouvoir nous dicter ce qu’il y a à faire, peut-être justement parce que la phrase de Protagoras a résisté à ce dictat de l’essence. L’absence d’une vérité stable, immortelle, est la garantie de la liberté humaine. La « vérité » politique est toujours à chercher, comme la sophia de la philosophie. Toute prétendue « science de l’histoire » (comme, par exemple, un certain marxisme a voulu l’être) ne mène-t-elle pas à vouloir imposer aux hommes une soi-disant vérité, une mesure qui les dépasse, autrement dit à faire leur soi-disant bonheur sans eux, et parfois malgré eux? La question mérite au moins discussion.

Il y a selon nous urgence à restaurer aujourd’hui ce que Protagoras appelait de ses vœux, un débat démocratique qui suppose une éducation[12] : non pas un formatage à une quelconque utopie, mais une capacité à dialoguer, argumenter, persuader, pour soi-même et pour les autres. Comme le disait fort bien ce sophiste (qui est aussi, n’en déplaise à Platon, un authentique penseur et philosophe), et c’est peut être là le plus bel héritage qu’il nous lègue : dialoguer non pour l’emporter, non dans « un esprit d’injustice, d’animosité, ou de bataille », mais de « compréhension bienveillante[13] ».

Pierre KOEST

[1] Dans Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès, Poche, Références, 2004
[2] «Πάντων χρημάτων μέτρον ἐστὶν ἄνθρωπος, τῶν μὲν ὄντων ὡς ἔστιν, τῶν δὲ μὴ ὄντων ὡς οὐκ ἔστιν »
[3] Condition de l’homme moderne, Agora, presses Pocket, Calmann-Lévy p.212
[4] « subjective » , dit-on parfois, en oubliant que la subjectivité moderne est née du cogito cartésien.
[5] « le berger de l’être » dira Heidegger
[6] Terme que reprendra Nietzsche en un autre sens: « inversion des valeurs » ou « transvaluation »
[7] Cf la célèbrissime allégorie du Livre VII de la République.
[8] « Il est clair que les choses ont par elles-mêmes un certain être permanent, qui n’est ni relatif à nous ni dépendant de nous. » [δῆλον δὴ αὐτὰ αὑτῶν οὐσίαν ἔχοντά τινα βέϐαιόν ἐστι τὰ πράγματα, οὐ πρὸς ἡμᾶς οὐδὲ ὑφ'ἡμῶν]. 386 e
[9] Platon et Aristote, Cours de Sorbonne, CDU, p.5-6
[10] Platon, ayant voulu faire passer ses idées en conseillant le tyran Denys, s’est retrouvé en disgrâce et vendu comme esclave, puis heureusement racheté et libéré par un de ses disciples.
[11] Alors que notre Science Po ou notre ENA développent un enseignement rhétorique finalement proche des pratiques courantes des sophistiques : cf les joutes politiques télévisées.
[12] Ce n’est certainement pas un hasard qu’à l’époque où l’on déplore la faillite de notre démocratie, on constate aussi les carences de notre éducation. Que la langue française soit si mal maîtrisée dans nos écoles n’est pas seulement grave pour les nostalgiques des « humanités », cela est grave, n’en déplaise à notre actuelle ministre de l’éducation, pour notre démocratie, qui suppose que chacun sache exprimer, débattre, et défendre son opinion pour arriver à un consensus.
[13] Platon, Théétète, 168b